Deux concepts distincts du réel (le réel en tant que ce qui revient toujours à la même place et le réel en tant qu’impossible) et la structure tétradique essentielle dans l’enseignement de Lacan
Luc S. Ogasawara
Dans la séance du
10 janvier 1978 du Séminaire XXV Le
moment de conclure, Lacan dit ceci :
« Nous avons
la suggéstion que le réel ne cesse pas de s’écrire. C’est bien par l’écriture
que se produit le forçage [ entendons : Wiederholungszwang ]. Ça s’écrit, tout de même, le réel. Car il faut le dire : comment le
réel apparaîtrait-il s’il ne s’écrivait pas ? ».
Cette proposition :
« le réel ne cesse pas de s’écrire » est apparemment en contradiction
avec la définition lacanienne du réel selon laquelle le réel est l’impossible (cf. Séminaire XVI), lequel impossible
est ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire (cf.
Séminaire XX).
Faut-il conclure de
là qu’il y a dans l’enseignement de Lacan deux concepts distincts du
réel ? Je crois que oui :
1) le réel en
tant que ce qui ne cesse pas de s’écrire ;
2) le réel en
tant que ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire.
Et ces deux
concepts du réel, nous pouvons les retrouver, tous les deux, dans le premier
paragraphe du premier écrit des Écrits de Lacan :
« Notre
recherche nous a mené à ce point de reconnaître que l’automatisme de répétition
(Wiederholungszwang) prend son
principe dans ce que nous avons appelé l’insistance
de la chaîne signifiante. Cette notion elle-même, nous l’avons dégagée comme
corrélative de l’ex-sistence
(soit : de la place excentrique) où il nous faut situer le sujet de l’inconscient »
(Écrits, p.11).
Le réel en tant que ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire
D’abord, l’ex-sistence
‒ dans son écrit Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur
la « Verneinung » de Freud, Lacan utilise le verbe
« ek-sister » (Écrits, p.392) écrit de façon plus fidèle aux
termes heideggériens d’« ek-sistieren » et d’« Ek-sistenz »
‒ est la localité (Ortschaft) topologique du Sein (être) que Heidegger barre avec une
croix (cf. Zur Seinsfrage, Gesamtausgabe
9, p.411) :
Je crois que c’est à partir de ce Sein (Sein barré) que Lacan invente le mathème du sujet barré $ qui formalise le sujet en tant que son
être est ontologiquement impossible puisque la localité de l’être et le lieu de
l’étant sont séparés l’un de l’autre par la coupure ontologique que Heidegger
appelle différence ontologique.
Ainsi, la
localité ex-sistente de l’être (l’être
barré) ‒ dans
la terminologie lacanienne : le manque-à-être ‒ du sujet constitue le réel en tant
qu’impossible, c’est-à-dire le réel en tant que ce qui ne cesse pas de ne pas
s’écrire.
Ce quelque chose ‒ cette lettre ‒ qui ne cesse pas de ne pas s’écrire,
qu’est-ce que c’est ? C’est le phallus du rapport sexuel qu’il n’y a pas.
Freud suppose
qu’au bout du développement libidinal on devrait atteindre à la maturité du
stade génital où se réaliserait la jouissance génitale sous le primat du
phallus. La formule lacanienne du « il n’y a pas de rapport sexuel »
veut dire qu’un tel phallus est impossible.
Quand Lacan écrit
dans les formules de sexuation ($x) ØΦ(x) [ il ex-siste x
tel que non Φ(x) ] ou Ø($x) ØΦ(x) [ il n’ex-siste pas x
tel que non Φ(x) ], ce phallus ØΦ n’est pas une simple
négation du Φ ‒
le phallus en tant qu’idéal du moi masculin ‒ de la formule ("x) Φ(x), mais le phallus ex-sistent et impossible du Père châtré et mort
dès l’origine.
Je préfère
formaliser ce phallus impossible par le mathème de φ barré : φ
Le réel en tant
que ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, c’est ce phallus impossible du
rapport sexuel impossible.
Le réel en tant que ce qui ne cesse pas de s’écrire
Et puis, l’autre
concept du réel, Lacan dit qu’il l’a trouvé dans les symptômes d’« automatisme
de répétition » (Wiederholungszwang).
C’est de ce réel qu’il s’agit quand Lacan formule que « ce qui n’est pas
venu au jour du symbolique [ c’est-à-dire ce qui est forclos ] apparaît dans le
réel » (Écrits, p.388) ou que « le réel est ce qui
revient toujours à la même place » (cf.
Séminaire III) ou, enfin, que « le réel ne cesse pas de s’écrire ».
Ce réel qui relève non pas de l’impossible, mais du nécessaire, c’est le réel
du symptôme de Wiederholungszwang.
Dans la
psychanalyse, tout symptôme digne de ce nom est du réel ‒ ou « un bout de réel » comme
Lacan le dit dans le Séminaire XXIII ‒ en tant que ce qui ne cesse pas de s’écrire dans son Wiederholungszwang.
C’est ainsi que
Lacan dit par exemple :
« ce fait que quelque chose ne cesse pas de
s’écrire ‒
entendez par là que ça se répète, que c’est toujours le même symptôme, que ça
tombe toujours dans le même godant » (la séance du 19 février 1974,
Séminaire XXI) ;
« De l’inconscient, tout Un ‒ en tant qu’il sustente le signifiant en
quoi l’inconscient consiste ‒, tout Un est susceptible de s’écrire d’une lettre. (...) c’est cela que le
symptôme opère sauvagement. Ce qui ne cesse pas de s’écrire dans le symptôme
relève de là. (...) L’important est la référence à l’écriture. La répétition du
symptôme (...), c’est écriture » (la séance du 21 janvier 1975, Séminaire
XXII) ;
« l’analysant ne connaît pas sa vérité,
puisqu’il ne peut la dire. Ce que j’ai défini comme ‹ ne cessant pas de s’écrire ›, à savoir le sinthome, y est un obstacle » (la séance du 19 avril
1977, Séminaire XXIV).
Les deux réels et la structure tétradique du parlêtre
A partir de notre
distinction explicite des deux concepts du réel, nous pouvons voir comment dans
l’enseignement de Lacan la structure tétradique ‒ non pas la triadique du symbolique, de
l’imaginaire et du réel ‒ est
plus essentielle qu’en apparence, et comment surtout le quatrième terme S(Ⱥ) y est le plus fondamental et le plus
crucial.
C’est dans le
noeud borroméen à quatre que Lacan nous montre le plus clairement la
distinction du réel en tant qu’ex-sistence et du réel en tant que
symptôme :
Dans la topologie
du cross-cap, le réel en tant
qu’ex-sistence est représenté par la surface möbiusienne (rouge), tandis que le
réel en tant que symptôme est représenté par le bord (vert) du trou du
symbolique (jaune). La surface discoïde (bleu) représente l’ordre de
l’imaginaire.
Dans le schéma R,
ce que Lacan appelle « champ de la réalité » (Écrits, p.552) représente le réel en tant que symptôme,
tandis que le réel en tant qu’ex-sistence se situe au point S qui est « le
sujet dans sa réalité, comme telle forclose dans le système et n’entrant que
sous le mode du mort dans le jeu des signifiants » (ibid., p.551). Ainsi, il s’agit là aussi de la structure tétradique
du symbolique, de l’imaginaire, du réel et du symptôme.
Le schéma de
l’aliénation représente la structure du discours de l’université. Le savoir S2
fait la surface discoïde (bleu), la vérité de l’être du sujet $ la surface möbiusienne (rouge), tandis
que le Père S1 tué par ses fils S2 fait le trou (jaune)
de la coupure et l’objet a le bord
(vert) de la coupure.
C’est dans cette
place du bord du trou que l’objet a
est la « cause matérielle » (Écrits, p.875) du désir et qu’il est le « réel qui se présente en ceci qu’il
revient toujours à la même place » (la séance du 1er juillet 1959,
Séminaire VI).
Et ce que Lacan
appelle « littoral » dans son écrit Lituraterre, c’est cette lettre qui ne cesse pas de s’écrire à la
place du bord qui à la fois sépare l’un de l’autre et lie l’un à l’autre de
façon borroméenne le lieu consistant de l’Autre et la localité ex-sistente de
l’être du sujet.
Et enfin, quand
Lacan dit dans la séance du 16 novembre 1976 du Séminaire XXIV qu’« un
corps du symbolique, c’est lalangue »,
cette lalangue est ce qui fait le
bord (vert) du trou du symbolique (jaune).
Qu’est-ce que le signifiant Un ?
Dans cette perspective,
j’esseyerai de déchiffrer ce célèbre passage du Séminaire XX Encore où Lacan parle de l’« essaim
de signifiants » (la séance du 26 juin 1973).
En écrivant
ceci :
S1
(S1 (S1 (S1 ( S1 → S2 ))))
Lacan dit que « vous
pouvez en mettre ici autant que vous voudrez. C’est S1 [ essaim ] dont
je parle. Le signifiant comme maître, à savoir en tant qu’il assure l’unité de
cette copulation du sujet avec le savoir, c’est cela, le signifiant maître.
(...) le signifiant Un n’est pas un signifiant
quelconque. Il est l’ordre signifiant en tant qu’il s’instaure de
l’enveloppement par où toute la chaîne subsiste ».
D’abord, il faut rejeter
le préjugé selon lequel Lacan parlerait là du discours du maître :
Non, ce n’est pas
du discours du maître, mais plutôt du discours de l’université en tant que
structure de l’aliénation, qu’il s’agit là, comme le suggère cette
expression : « l’unité de la copulation du sujet avec le
savoir ». Cela désigne cette structure de « division entre le savoir
et la vérité » (Écrits, p.856), laquelle vérité est la vérité de
l’être du sujet $ :
Et cette division-là
n’est pas une simple dissociation, mais le savoir S2 et le sujet $ sont aussi liés l’un à l’autre de
façon borroméenne par l’intermédiaire du S1 et du petit a :
Ce qui permet le
nouage borroméen entre le savoir S2 et le sujet $ est ce quatrième rond de ficelle ‒ quatrième après ceux du réel (rouge), du
symbolique (jaune) et de l’imaginaire (bleu) ‒ qui correspond au bord de la coupure et
qui est dans ce cas-là celui de l’objet a
(vert).
L’expression :
« l’enveloppement par où toute la chaîne
subsiste » nous renvoie à ce passage de la Subversion du sujet où Lacan définit la fonction essentielle du S(Ⱥ) comme ceci :
« Pour nous,
nous partirons de ce que le sigle S(Ⱥ) articule, d’être d’abord un signifiant.
Notre définition du signifiant (il n’y en a pas d’autre) est : un signifiant,
c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. Ce signifiant S(Ⱥ) sera
donc le signifiant pour quoi tous les autres signifiants représentent le sujet
: c’est dire que faute de ce signifiant S(Ⱥ), tous les autres ne
représenteraient rien. Puisque rien n’est représenté que pour. Or la batterie
des signifiants, en tant qu’elle est, étant par là même complète, ce signifiant
S(Ⱥ) ne peut être qu’un trait qui se trace de son cercle sans pouvoir y être
compté. Symbolisable par l’inhérence d’un ( − 1 ) à l’ensemble des signifiants. »
(Écrits, p.819).
l’ensemble des signifiants le cross-cap en tant qu’asphère
Ainsi, « l’enveloppement
par où toute la chaîne subsiste » désigne cette place du S(Ⱥ) qui est
aussi le bord (vert) de la coupure ontologique :
Si Lacan dit dans
ce passage de l’Encore que « le
signifiant Un n’est pas un signifiant quelconque », ce « signifiant
Un » est le S(Ⱥ) : le signifiant
exceptionnel et fondamental pour la structure apophatico-ontologique du
parlêtre.
Mais quand Lacan
écrit un nombre indéfini de S1 qui se répète comme ceci :
S1 (S1 (S1 (S1
( S1 → S2
))))
cette notion d’« essaim »
nous suggère le Wiederholongszwang. La
place où a lieu cette « insistance de la chaîne signifiante » (Écrits, p.11), c’est la place du S(Ⱥ), c’est-à-dire le bord (vert) du trou du
symbolique (jaune). Et dans notre structure de l’aliénation, ce qui se répète à
la place du S(Ⱥ), est l’objet a qui
est le signifiant du symptôme.
Savoir faire avec le symptôme
Lacan formule que
« savoir faire avec son symptôme, c’est la fin de l’analyse » (la
séance du 16 novembre 1976, Séminaire XXIV).
C’est peut-être
pour expliquer ce « savoir faire avec », que Lacan dit dans la séance
du 10 janvier 1978 ceci :
« la fin de l’analyse,
c’est quand on a deux fois tourné en rond [ autour du trou, selon son bord ],
c’est-à-dire retrouvé ce dont on est prisonnier. [ Ou ] recommencer deux fois
le tournage en rond, c’est pas certain que ce soit nécessaire. Il suffit qu’on
voie ce dont on est captif. Et l’inconscient est la face de réel de ce dont on
est empêtré. (...) L’analyse ne consiste pas à ce qu’on soit libéré de ses
sinthomes (...). L’analyse consiste à ce qu’on sache pourquoi on en est empêtré
(...). L’analyse consiste à se rendre compte de pourquoi on a ces
sinthomes ».
Donc le « savoir
faire avec le symptôme » (ou les sinthomes) consiste à se rendre compte de
la raison de l’automatisme de répétition (Wiederholungszwang)
pour pouvoir se dépêtrer de la contrainte (Zwang)
qu’impose l’objet a qui se répète et
qui ne cesse pas de s’écrire à la place du S(Ⱥ).
Quand Lacan dit
dans la séance du 3 juin 1964 du Séminaire XI que « ce dont le sujet a à
se libérer, c’est cet effet aphanisique du signifiant binaire », cela veut
dire aussi qu la fin de l’analyse devrait consister à se libérer ‒ quand même Lacan dit là « se
libérer » ‒ du Zwang de l’objet a qui se répète à la place du « signifiant binaire » qui
est en fait la place du S(Ⱥ).
Pourquoi ces
répétition et multiplication compulsives du petit a à la place du S(Ⱥ) ? C’est pour donner de la consistance au
bord du trou du désir de l’Ⱥutre et pour maintenir sa consistance qui permettrait que le trou reste
ouvert. Sinon nous ne pourrions pas souffrir l’angoisse devant ce trou béant de
la mort qui serait toujours prêt à se fermer sur nous-mêmes en nous
engloutissant.
La libération de
la contrainte symptomatique se fait bien sûr par le moyen du discours de
l’analyste où le petit a à la place
du semblant peut être débarrassé par l’interprétation analytique.
A la fin de
l’analyse, ce sera le désir de l’analyste $ à la place du S(Ⱥ) qui
sait supporter l’angoisse de la mort. C’est bien sûr par notre propre analyse
que nous atteignons à ce désir sublimé que Lacan appelle désir de l’analyste.
C’est un aspect essentiel du « savoir faire avec le symptôme ».
Le logique pur et le S(Ⱥ)
Nous sommes
amenés à reconnaître de plus en plus la place fondamentale et cruciale de ce
que Lacan a formalisé avec le mathème S(Ⱥ) dans la structure tétradique du
parlêtre.
Je dirai que le S(Ⱥ)
‒ le bord de la coupure
ontologique, la place de l’autre ou de la jouissance dans les quatre discours
et le quatrième rond dans le noeud borroméen à quatre ‒ est l’alpha et l’oméga de tout
l’enseignement de Lacan : l’alpha puisque la coupure du S(Ⱥ) est « la
coupure inaugurale » (Autres écrits,
p.404) qui conditionne la possibilité de la structure du langage ‒ c’est-à-dire la structure apophatico-ontologique
du parlêtre ‒, et
l’oméga puisque Lacan inscrit dans le S(Ⱥ) « le
terme de l’analyse » (la séance du 16 juin 1966, le Séminaire XII).
Quand Lacan dit dans
la quatrième page de la couverture de ses Écrits que « l’inconscient relève du logique pur, autrement dit du
signifiant », ce « logique pur » est le S(Ⱥ) tel que nous avons
vu sa fonction fondamentale et essentielle dans la structure du parlêtre.
Il est très
probable que par ce « logique pur », Lacan pense à l’article de
Heidegger Logos (Heraklit, Fragment 50)
qu’il a traduit en français par lui-même en 1955.
Heidegger dit là
que « Das Wort ὁ Λόγος nennt Jenes, das alles Anwesende ins Anwesen
versammelt und darin vorliegen läßt » [ Le mot ὁ Λόγος nomme ce qui rassemble toute étant-présent
dans l’être-présent et qui l’y laisse être présent ].
C’est le verbe
« versammeln » [ rassembler ] qui attire là notre attention, puisqu’il
désigne exactement la fonction du S(Ⱥ) qui forme l’ensemble des signifiants.
Le mathème S(Ⱥ)
formalise bien le Λόγος héraclitien qui, en tant que bord de la
coupure ontologique entre l’être et l’étant, est la condition de la
possibilité de la structure apophatico-ontologique du parlêtre.
Ce qui est
remarquable dans l’enseignement de Lacan, c’est qu’il n’a pas cessé de
s’interroger sur ce qui donne de la consistance au bord de la coupure
ontologique. La lettre en tant que trait unaire entaillé sur quelque chose de
solide, ou lalangue en tant que matérialité vocale ex-sistente au sens ‒ nous avons de telles réponses que Lacan
donne à ses propres interrogation sur la coupure ontologique fondamentale.
A Tokyo, le 18 juillet 2017
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