L’ontologie apophatique en tant que fondement pur de la psychanalyse
L'intervention à la rencontre sur Zoom Sicut Palea, le 22 novembre 2020
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Je n’ai aucune intention de vous parler de quelque chose de spécifiquement japonais. Le titre de mon exposé, c’est : L’ontologie apophatique en tant que fondement pur de la psychanalyse.
La figure 1
Je dis « ontologie apophatique », autrement dit « ontologie négative », pour ne pas dire simplement « ontologie ». Ce que je nomme « ontologie apophatique » se distingue de l’ontologie métaphysique dont Heidegger dit en toutes lettres, dans son Sein und Zeit (Être et Temps), qu’il faut détruire son histoire et sa tradition, et ce pour dégager le trou de l’être [ être barré ] (la figure 1). Cela saute aux yeux de ceux qui lisent les « cahiers noirs » que Heidegger a écrits après la fin de la guerre : chaque fois qu’il écrit le mot Sein (ou plutôt Seyn), il le barre d’une croix. Et je suppose que c’est à partir de ce Sein barré que Lacan a inventé son mathème $, c’est-à-dire le mathème du sujet barré, ce mathème fondamental et central de son enseignement.
Comme vous le savez bien, Lacan a commencé, le 15 janvier 1964, la première séance de son Séminaire XI Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse en déclarant : « Je vais vous parler des fondements de la psychanalyse ». Et dans son tout dernier enseignement, plus précisément, dans la séance du 11 avril 1978 de son Séminaire XXV Le moment de conclure, il nous a présenté cette conclusion : « J’ai énoncé, en le mettant au présent, qu’il n’y a pas de rapport sexuel. C’est le fondement de la psychanalyse » (la figure 2).
Disons donc que nous pouvons maintenant répondre à la question : « Qui est-il, Lacan ? » tout simplement que Lacan, c’est celui qui a fondé la psychanalyse sur ce fondement pur qu’ « il n’y a pas de rapport sexuel ».
Mais qu’est-ce que le rapport sexuel quand il dit qu’ « il n’y a pas de rapport sexuel » ? C’est ce que Freud appelle « organisation génitale », c’est-à-dire ce stade de maturité sexuelle où toutes les pulsions partielles et prégénitales devraient être unies sous le primat du phallus.
Donc qu’il n’y ait pas de rapport sexuel, veut dire que ce phallus qui rendrait possible l’organisation génitale, est en fait impossible, c’est-à-dire qu’il ne cesse pas de ne pas s’écrire. Ce phallus impossible, c’est le phallus du patriarche mythologique dont Freud nous raconte dans son Totem et tabou, comment ses fils l’ont tué pour la cérémonie cannibale. Donc nous pouvons l’appeler « phallus patriarcal ». Le mathème lacanien de ce phallus patriarcal est la lettre grecque grand Φ marquée du symbole de négation dans les formules de sexuation. Nous pouvons remarquer que si Lacan pose la barre sur le Φ, c’est pour indiquer que le phallus patriarcal ne cesse pas de ne pas s’écrire, non pas simplement qu’il est nié.
Maintenant nous pouvons dire que le fondement pur de la psychanalyse est le trou du phallus impossible, et je me hâte, puisqu’on ne dispose que de 15 minutes, d’y ajouter que ce trou du phallus impossible n’est rien d’autre que le trou de l’être qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, c’est-à-dire le trou du sujet barré $.
Dans cette perspective de Lacan en tant que fondateur de la psychanalyse ou en tant que refondateur de la psychanalyse — puisqu’on dirait que le fondateur de la psychanalyse n’est pas Lacan mais Freud —, l’enseignement de Lacan est tout à fait cohérant et consistant depuis son commencement jusqu’à sa fin, puisqu’on peut trouver ce passage dans son Rapport de Rome de 1953 :
La psychanalyse a joué un rôle dans la direction de la subjectivité moderne et elle ne saurait le soutenir sans l’ordonner au mouvement qui dans la science l’élucide. C’est là le problème des fondements qui doivent assurer à notre discipline sa place dans les sciences : problème de formalisation, à la vérité fort mal engagé. (Écrits, pp.283-284).
(...) la psychanalyse n’a pas haussé le niveau en s’engageant dans les fausses voies d’une théorisation contraire à sa structure dialectique. Elle ne donnera des fondements scientifiques à sa théorie comme à sa technique qu’en formalisant de façon adéquate ces dimensions essentielles de son expérience qui sont, avec la théorie historique du symbole : la logique intersubjective et la temporalité du sujet. Ramener l’expérience psychanalytique à la parole et au langage comme à ses fondements, intéresse sa technique. (ibid., p.289).
Déjà dans ces passages-là de son Rapport de Rome de 1953, nous pouvons remarquer comment Lacan va développer son enseignement dans la suite, c’est-à-dire qu’il va fonder la psychanalyse 1) dans ses rapports avec la science (et, pourrait-on y ajouter, avec le capitalisme) ; 2) dans une formalisation pure — c’est-à-dire non-empirique et non-métaphysique ; 3) dans une dialectique « intersubjective » que Lacan appellera « dialectique du désir » et qui implique la structure de division subjective et le surgissement eschatologique du trou du sujet $ ; et 4) dans une référence à Heidegger (puisque Lacan cite son nom fréquemment dans le Rapport de Rome, et il est évident que le terme « temporalité » se réfère à Zeitlichkeit ou Temporalität de Sein und Zeit).
Et aussi pouvons-nous trouver dans le Rapport de Rome cette expression : la « mythologie de la maturation instinctuelle » (Écrits, p.263) qui est destinée à critiquer la notion du développement de la pulsion sexuelle qui part des stades prégénitaux pour arriver à l’organisation génitale finale. Nous pouvons remarquer maintenant qu’en disant en 1953 que la maturation de la pulsion sexuelle dans l’organisation génitale n’est que mythologique, Lacan est déjà prêt à formuler qu’ « il n’y a pas de rapport sexuel », cette formule qu’il nous présente pour la première fois dans la séance du 12 mars 1969 de son Séminaire XVI D’un Autre à l’autre.
Donc par rapport à la topologie du trou apophatico-ontologique (la figure 3) — c’est-à-dire ce trou fondamental du sujet $, du phallus patriarcal impossible et du désir inconscient, pour autant que le désir inconscient se définit comme le trou qui s’ouvre dans le noyau de notre être —, donc par rapport à la topologie du trou, il n’y a aucun virage ni aucune discontinuité dans l’enseignement de Lacan. Depuis le commencement jusqu’à la fin de son enseignement, Lacan n’a pas cessé de tourner en rond autour de ce trou irréductible pour qu’il y fonde la psychanalyse de façon pure, c’est-à-dire de façon à la fois non-empirique et non-métaphysique.
Maintenant, notre tâche consisterait à nous interroger comment intégrer la formalisation mathématique — « mathématique » au sens de ce qui concerne les mathèmes lacaniens — et la formalisation topologique schématisée avec les surfaces closes et les nœuds borroméens. Essayons donc de situer la structure de l’aliénation et la structure du discours de l’université sur la surface close qu’on appelle plan projectif ou cross-cap.
Le sujet $ archi-refoulé se situe maintenant dans la place de la production, c’est-à-dire la place ex-sistente où se situe ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, c’est-à-dire le réel en tant qu’impossible. Dans la topologie du plan projectif (la figure 4), c’est la surface möbiusienne qui est la place ex-sistente du sujet $ archi-refoulé.
La place de l’agent où se situe le savoir S2 dans le discours de l’université, correspond à la sphère trouée. Nous présentons ici le plan projectif coupé en deux en vue de l’explication, mais, en tant qu’une surface close, le plan projectif sous son aspect d’asphère ne nous montre que la sphère trouée et le segment qui correspond au bord, tandis que la surface möbiusienne et le trou sont cachés et ex-sistents par rapport à l’espace euclidien de dimension 3. La sphère trouée est imaginaire au sens de la consistance de ce qui existe dans l’espace euclidien de dimension 3.
La place de l’autre où se situe l’objet a dans le discours de l’université correspond au bord qui lie l’une à l’autre ces trois surfaces que sont la sphère trouée S2, la surface möbiusienne $ et la surface discoïde S1 qui obture le trou. Cette fonction du bord qui lie les trois surfaces, Lacan l’appelle nodalité dans son Séminaire XXI Les non-dupes errent (1973-1974), pour autant que cette fonction correspond à la fonction du quatrième rond du nœud borroméen à quatre, laquelle consiste à nouer les trois autres ronds de façon borroméenne. La place de l’autre est aussi la place de ce qui ne cesse pas de s’écrire, c’est-à-dire le réel en tant que nécessaire.
Je vous ferai remarquer en passant que la triade lacanienne du symbolique, de l’imaginaire et du réel est en fait tétradique, puisque le réel se dédouble, c’est-à-dire nous avons d’une part le réel en tant que ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, c’est-à-dire l’impossible, et, d’autre part, le réel en tant que ce qui ne cesse pas de s’écrire, c’est-à-dire le nécessaire. On peut remarquer cette structure tétradique déjà dans le premier paragraphe de la première page du Séminaire sur « La lettre volée » (Écrits, p.11).
La figure 5
Maintenant nous pouvons lire correctement le dernier paragraphe de la dernière séance du Séminaire XI (la figure 6) :
Le désir de l’analyste n’est pas un désir pur.
« L’analyse » est une coquille évidente.
C’est un désir d’obtenir la différence absolue
c’est-à-dire le trou irréductible du sujet $
celle qui vient
ce n’est pas « intervenir » mais « venir » et même un « advenir » eschatologique
quand, confronté au signifiant primordial
c’est-à-dire le signifiant maître S1 qui est aussi le Nom-du-Père et qui a archi-refoulé le trou du sujet $le sujet vient pour la première fois en position de se l’assujettir
ce n’est pas « s’y assujettir » mais « se l’assujettir », puisque à ce moment eschatologique, dans la structure du discours de l’analyste, le sujet $ vient pour la première fois dans la place au-dessus de celle du signifiant maître S1.Là seulement peut surgir la signification d’un amour sans limites parce qu’il est hors des limites de la Loi,
cette Loi est aussi le signifiant maître S1. D’ailleurs il faut enlever la virgule avant « parce que », puisque cette proposition « parce que » explique la raison pourquoi cet amour, en tant que sublimation du désir, c’est-à-dire ἀγάπη (amour agapétique), est sans limites, puisque cet amour agapétique qui n’est rien d’autre que le sujet $ dans le discours de l’analyste, n’est plus assujetti au signifiant maître S1 mais représente ce Nom-du-Père qui, maintenant, ne cesse pas de ne pas s’écrire, c’est-à-dire impossiblelà seulement il peut vivre.
on peut y ajouter : la vie éternelle.