En décembre 1966,
sur l'ORTF, Jacques Lacan commentait le récit de Lewis Caroll, Alice au pays des merveilles, au prisme
de la psychanalyse.
De toutes sortes
de vérités Lewis Caroll par son oeuvre donne l’illustration, et même la preuve.
De vérités qui sont certaines bien que non évidentes. On y discerne que sans
user d’aucun trouble on peut produire le malaise, mais que de ce malaise il
découle une joie singulière.
Je porte l’accent
là-dessus d’abord, pour écarter la confusion qui menace si j’avance que c’est
la psychanalyse qui peut rendre compte le mieux de l’effet de cette oeuvre.
C’est qu’aussi bien ce n’est pas cette psychanalyse qui court les rues.
Seule la
psychanalyse éclaire la portée d’objet absolu que peut prendre la petite fille.
C’est parce qu’elle incarne une entité négative, qui porte un nom que je n’ai
pas à prononcer ici, si je ne veux pas embarquer mes auditeurs dans les
confusions ordinaires.
De la petite
fille, Lewis Caroll s’est fait le servant, elle est l’objet qu’il dessine, elle
est l’oreille qu’il veut atteindre, elle est celle à qui il s’adresse
véritablement entre nous tous. Comment cette oeuvre nous atteint-elle tous
après cela, c’est ce que ne conçoit bien qu’une théorie déterminée de ce qu’il
faut appeler le sujet, celle que la psychanalyse permet.
Là-dessus, la
curiosité s’enquiert de savoir comment Lewis Caroll en est-il venu là. La
curiosité restera sur sa faim, car la biographie de cet homme que tint un
scrupuleux journal ne nous en échappe pas moins. L’histoire, certes, est
dominante dans le traitement psychanalytique de la vérité, mais ce n’est pas la
seule dimension : la structure la domine. On fait de meilleures critiques littéraires
là où on sait cela.
Faire de la
critique ici serait l’action appropriée à l’éminence de l’oeuvre dont il faut
rappeler qu’elle a conquis le monde. Fait auprès de quoi le pédagogue a bonne
mine à chipoter si c’est bien là ce qu’il faut donner à lire à nos enfants. Il
faut dire que le comble du ridicule là-dessus est représenté par un psychanalyste,
pourtant averti –
disons son nom, Schilder [ Paul Schilder, Psychoanaltycal
Remarks on Alice in Wonderland and Lewis Carroll, in The Journal of Nervous Diseases, LXXXVII, 1938 ] qui dénonce dans
cette oeuvre l’incitation à l’agressivité et la pente offerte au refus de la
réalité. On ne va pas plus loin dans le contresens sur les effets
psychologiques de l’oeuvre d’art.
Donc, il faudrait
interroger ce qu’on pourrait d’abord appeler le roman mythique, d’un terme
vague qui irait prendre ses racines dans tous les sens, et bien loin. Il
faudrait vite en revenir, avec ce repère précieux que justement le pays des
merveilles, l’au-delà du miroir, le couple angoissant de Sylvie et Bruno
échappés du pays d’ailleurs, ne sont ni des mythes ni du mythe, et que l’imaginaire
est à en distinguer. Le texte ni l’intrigue ne font appel à aucune résonance de
significations qu’on appelle profondes. On n’y évoque ni genèse ni tragédie ni
destin. Alors, comment cette oeuvre a-t-elle tant de prise ? C’est bien là le secret,
et qui touche au réseau le plus pur de notre condition d’être : le symbolique,
l’imaginaire et le réel. Les trois registres par lesquels j’ai introduit un
enseignement qui ne prétend pas innover, mais rétablir quelque rigueur dans
l’expérience de la psychanalyse, les voilà jouant à l’état pur dans leur
rapport le plus simple.
Des images, on
fait pur jeu de combinaisons, mais quels effets de vertige alors, n’en
obtient-on pas ? Des combinaisons, on dresse le plan de toutes sortes de
dimensions virtuelles, mais ce sont celles qui livrent accès à la réalité en
fin de compte la plus assurée, celle de l’impossible devenu tout à coup familier.
On s’étendra à son aise sur le pouvoir du jeu de mots : là encore que de
précisions à donner, et d’abord qu’on n’aille pas croire qu’il s’agisse d’une
prétendue articulation enfantine, voire primitive. Je n’en donnerai pour preuve
que d’en trouver le meilleur style dans la bouche du railleur qui bafoue une
oie pédante lui parlant de « sylligisme », ce qu’elle gobe sans s’apercevoir
qu’elle ira porter partout de ce mot son identité de pauvre « toquée », Silly. Méchanceté là-dedans, salubrité
et parente du trait à relever que le jeu de mots dans Caroll est toujours sans équivoque.
Il en résulte un
exercice sans pédantisme, qui en fin de compte me paraît préparer Alice
Liddell, pour évoquer toute vivante lectrice par la première à avoir glissé
dans ce coeur de la terre qui n’abrite nulle caverne pour y rencontrer des
problèmes aussi précis que celui-ci : qu’on ne franchit jamais qu’une porte à
sa taille, et prendre avec le lapin pressé bien la mesure de l’absolue altérité
de la préoccupation du passant. Que cette Alice, dis-je, aura quelque exigence
de rigueur. Pour tout dire, qu’elle ne sera pas toute prête à accepter qu’on
lui annonce l’arithmétique en lui disant qu’on n’additionne pas des torchons
avec des serviettes, des poires et des poireaux – borde bien faite pour boucher
les enfants au plus simple maniement de tous les problèmes dont ensuite on va
mettre leur intelligence à la question.
Ceci est
transition –
puisque après tout je n’ai pas le temps, mais seulement de pousser des portes
sans même entrer où elles ouvrent – pour en venir à l'auteur lui-même en ce moment d’hommage, qu’on ne lui
faire justice, à lui comme à aucun autre, si on ne part pas de l’idée que les
prétendues discordances de la personnalité n’ont de portée qu’à y reconnaître
la nécessité où elles vont.
Il y a bien,
comme on nous le dit, Lewis Caroll, le rêveur, le poète, l’amoureux si l’on
veut, et Lewis Caroll, le logicien, le professeur de mathématiques. Lewis
Caroll est bien divisé, si cela vous chante, mais les deux sont nécessaires à
la réalisation de l’oeuvre.
Le penchant de
Lewis Caroll pour la petite fille impubère, ce n’est pas là son génie. Nous
autres psychanalystes n’avons pas besoin de nos clients pour savoir où cela
échoue à la fin dans un jardin public. Son enseignement de professeur n’a rien
non plus qui casse les manivelles : en pleine époque de renaissance de la
logique et d’inauguration de la forme mathématique [que] depuis elle [apprise]
a prise, Lewis Caroll, quelques amusants que soient ses exercices, reste à la
traîne d’Aristote. Mais c’est bien la conjuration des deux positions d’où
jaillit cet objet merveilleux, indéchiffré encore, et pour toujours éblouissant
: son oeuvre.
On sait le cas
qu’en ont fait et en font toujours les surréalistes. Ce m’est l’occasion
d’étendre mon exigence de méthode, n’en déplaise à aucun esprit partisan.
Lewis Caroll, et
je le rappelle, était religieux, religieux de la foi la plus naïvement,
étroitement paroissiale qui soit, dût ce terme auquel il faut que vous donniez
sa couleur la plus crue vous inspirer de la répulsion. Il y a des lettres où il
rompt quasiment avec un ami, un collègue honorable parce qu’il y a des sujets
qu’il n’y a même pas lieu de soulever, ceux qui peuvent faire lever le doute,
fussent en donner le semblant, sur la vérité radicale de l’existence de Dieu,
de son bienfait pour l’homme, de l’enseignement qui en est le plus
rationnellement transmis. Je dis que ceci a sa part dans l’unicité, de
l’équilibre que réalise l’oeuvre. Cette sorte de bonheur auquel elle atteint,
tient à cette gouache, l’adjonction de surcroît à nos deux Lewis Caroll, si
vous l’entendez ainsi, de ce que nous appellerons du nom dont il est béni à [à
l’oreille] l’orée d’une histoire, l’histoire encore en cours, un pauvre
d’esprit.
Je voudrais dire
ce qui m’apparaît la corrélation la plus efficace à situer Lewis Caroll : c’est
l’épique de l’ère scientifique. Il n’est pas vain qu’Alice apparaisse en même temps que L’Origine des Espèces dont elle est, si l’on peut dire,
l’opposition. Registre épique donc, qui sans doute s’exprime comme idylle dans
l’idéologie. La corrélation des dessins dont Lewis Caroll était si soucieux,
nous annonce les bandes, j’entends les bandes dessinées. Je vais vite pour dire
qu’en fin de compte, la technique y assure la prévalence d’une dialectique matérialisée
– que m’entendent au passage ceux qui le peuvent.
Illustration et
preuve, ai-je dit, c’est ainsi, sans émotion, que j’aurai parlé de cette
oeuvre, et il me semble en accord avec l’ordre authentique de son frémissement.
Pour un
psychanalyste, elle est, cette oeuvre, un lieu élu à démontrer la véritable
nature de la sublimation dans l’oeuvre d’art. Récupération d’un certain objet,
ai-je dit, dans une autre note que j’ai fait récemment sur Marguerite Duras, dont
j’aurai bien aimé l’entendre aussi parler sur l’oeuvre en romancière.
C’est toujours à
la pratique que la théorie enfin a à passer la main.
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