2016年11月24日

La Moitié de Poulet

par Jean Macé

Y est recueillie l'histoire de La Moitié de Poulet que Lacan mentionne dans le chapitre IV de son Séminaire XVII, où il dit :

« Mon premier livre de lecture avait pour premier texte une histoire qui s'intitulait Histoire d'une Moitié de Poulet. (...) l'histoire de la Moitié du Poulet pouvait bien représenter quelque chose de ce qu'il en est du sujet. (...) L'image de la Moitié de Poulet était le profile du bon côté. On ne voyait pas l'autre, celle où elle était probablement, la vérité. Sur sa face droite : sans coeur, mais pas sans foie (foi), dans les deux sens du mot. Qu'est-ce que cela veut dire ? C'est que la vérité est cachée, mais elle n'est peut-être qu'absence. »



La Moitié de Poulet

Voici une histoire qui se racontait autrefois dans le pays de Montbéliard. C’est un conte de bonne femme ; mais il amusait beaucoup les enfants.

Il y avait une fois une Moitié de Poulet qui, à force de travailler et d’économiser, avait amassé cent écus. Le roi, qui avait toujours besoin d’argent, ne l’eut pas plus tôt appris qu’il vint les lui emprunter, et la Moitié de Poulet était bien fière dans les commencements d’avoir prêté de l’argent au roi. Mais il vint une mauvaise année, et elle aurait bien voulu ravoir son argent. Elle avait beau écrire lettre sur lettre, tant au roi qu’à ses ministres, personne ne lui répondait. A la fin, elle prit la résolution d’aller chercher elle-même ses cent écus, et se mit en route pour le palais du roi.

Chemin faisant, elle rencontra un renard.

- Où vas-tu, Moitié de Poulet ?
- Je vais chez le roi. Cent écus me doit.
- Prends-moi avec toi.
- Point de façon je ne ferai. Entre dans mon cou, je t’y porterai.

Le renard entra dans son cou, et la voilà partie, toute joyeuse d’avoir fait plaisir au renard.

Un peu plus loin, elle rencontra un loup.

- Où vas-tu, Moitié de Poulet ?
- Je vais chez le roi. Cent écus me doit.
- Prends-moi avec toi.
- Du plaisir en aurai. Entre dans mon cou, je t’y porterai.

Le loup entra dans son cou, et la voilà partie encore une fois. C’était un peu lourd ; mais la pensée que le loup était content de voyager lui donnait du courage.

Comme elle approchait du palais, elle trouva sur sa route une rivière.

- Où vas-tu, Moitié de Poulet ?
- Je vais chez le roi. Cent écus me doit.
- Prends-moi avec toi.
- Bien des charges j’ai. Si tu peux tenir dans mon cou, je t’y porterai.

La rivière se fit toute petite et se glissa dans son cou.

La pauvre petite bête avait bien de la peine à marcher ; mais elle arriva pourtant à la porte du palais.

Toc ! toc ! toc !

Le portier passa la tête par son carreau.

- Où vas-tu, Moitié de Poulet ?
- Je vais chez le roi. Cent écus me doit.

Le portier eut pitié de la petite bête, qui avait un air tout innocent.

- Va-t’en, ma bellotte. Le roi n’aime pas qu’on le dérange. Mal en prend à qui s’y frette.
- Ouvrez toujours, je lui parlerai. II a mon bien, il me connaît bien.

Quand on vint dire au roi que la Moitié de Poulet demandait à lui parler, il était à table, et faisait bombance avec ses courtisans. Il se prit à rire, car il se doutait bien de quoi il s’agissait.

- Ouvrez à ma chère amie, répondit-il, et qu’on la mette dans le poulailler.

La porte s’ouvrit, et la chère amie du roi entra tout tranquillement, persuadée qu’on allait lui rendre son argent. Mais, au lieu de lui faire monter le grand escalier, voilà qu’on la mène vers une petite cour de côté ; on lève un loquet, on le pousse, et crac ! ma Moitié de Poulet se trouve enfermée dans le poulailler.

Le coq, qui piquait dans une épluchure de salade, la regarda d’en haut sans rien dire. Mais les poules commencèrent à la poursuivre et à lui donner des coups de bec. II n’y a pas de bêtes plus cruelles que les poules quand il leur vient des étrangers sans défense.

La Moitié de Poulet, qui était une petite personne paisible et rangée, habituée chez elle à n’avoir jamais de querelles, se trouva bien effrayée au milieu de tant d’ennemies. Elle courut se blottir dans un coin, et cria de toutes ses forces :

- Renard ! Renard ! sors de mon cou, ou je suis un petit poulet perdu.

Le renard sortit de son cou, et croqua toutes les poules.

La servante qui portait à manger aux poules ne trouva que les plumes en arrivant. Elle courut pleurant prévenir le roi, qui se fâcha tout rouge.

- Qu’on enferme cette enragée dans la bergerie, dit-il.

Et, pour se consoler, il fit apporter d’autres bouteilles.

Une fois dans la bergerie, la Moitié de Poulet se vit encore plus en péril que dans le poulailler. Les moutons étaient les uns par-dessus les autres, et menaçaient à chaque instant de l’écraser sous leurs pieds. Elle était enfin parvenue à s’abriter derrière un pilier, quand un gros bélier vint se coucher là et faillit l’étouffer dans sa toison.

- Loup, cria-t-elle, Loup, sors de mon cou, ou je suis un petit poulet perdu.

Le loup sortit de son cou, et, en un clin d’oeil, étrangla tous les moutons.

La colère du roi ne connut plus de bornes quand il apprit ce qui venait de se passer. II renversa les verres et les bouteilles, fit allumer un grand feu, et envoya chercher une broche à la cuisine.

- Ah, la scélérate ! s’écria-t-il, je vais la faire rôtir pour lui apprendre à tout massacrer chez moi.

On amena devant le feu la Moitié de Poulet, qui tremblait de tous ses membres, et déjà le roi la tenait d’une main et la broche de l’autre, quand elle se dépêcha de murmurer.

- Rivière, rivière, sors de mon cou, ou je suis un petit poulet perdu.

La rivière sortit de son cou, éteignit le feu et noya le roi avec tous ses courtisans.

La Moitié de Poulet, restée maîtresse du palais, chercha en vain ses cent écus : ils avaient été dépensés, et il n’en restait trace. Mais, comme il n’y avait plus personne sur le trône, elle monta dessus à la place du roi, et le peuple salua son avènement avec de grands cris de joie. Il était enchanté d’avoir une reine qui savait si bien économiser.

L’histoire paraîtra peut-être bien un peu extraordinaire ; mais j’en ai cherché la morale avant de lui faire l’honneur de vous la raconter. Il y en a une qui saute aux yeux tout d’abord, à savoir qu’il ne fait pas bon prêter son argent aux dépensiers : ce n’est pas la bonne. La vraie morale, c’est qu’il est bon de se montrer complaisant avec les gens. On a l’air quelquefois absurde, mais on est toujours récompensé.

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