par Jean Macé
Y est recueillie
l'histoire de La Moitié de Poulet que
Lacan mentionne dans le chapitre IV de son Séminaire XVII, où il dit :
« Mon
premier livre de lecture avait pour premier texte une histoire qui s'intitulait
Histoire d'une Moitié de Poulet. (...) l'histoire de la Moitié du Poulet
pouvait bien représenter quelque chose de ce qu'il en est du sujet. (...)
L'image de la Moitié de Poulet était le profile du bon côté. On ne voyait pas
l'autre, celle où elle était probablement, la vérité. Sur sa face droite : sans
coeur, mais pas sans foie (foi), dans les deux sens du mot. Qu'est-ce que cela veut
dire ? C'est que la vérité est cachée, mais elle n'est peut-être qu'absence. »
La Moitié de
Poulet
Voici une
histoire qui se racontait autrefois dans le pays de Montbéliard. C’est un conte
de bonne femme ; mais il amusait beaucoup les enfants.
Il y avait une
fois une Moitié de Poulet qui, à force de travailler et d’économiser, avait
amassé cent écus. Le roi, qui avait toujours besoin d’argent, ne l’eut pas plus
tôt appris qu’il vint les lui emprunter, et la Moitié de Poulet était bien
fière dans les commencements d’avoir prêté de l’argent au roi. Mais il vint une
mauvaise année, et elle aurait bien voulu ravoir son argent. Elle avait beau
écrire lettre sur lettre, tant au roi qu’à ses ministres, personne ne lui
répondait. A la fin, elle prit la résolution d’aller chercher elle-même ses
cent écus, et se mit en route pour le palais du roi.
Chemin faisant,
elle rencontra un renard.
- Où vas-tu,
Moitié de Poulet ?
- Je vais chez le
roi. Cent écus me doit.
- Prends-moi avec
toi.
- Point de façon
je ne ferai. Entre dans mon cou, je t’y porterai.
Le renard entra
dans son cou, et la voilà partie, toute joyeuse d’avoir fait plaisir au renard.
Un peu plus loin,
elle rencontra un loup.
- Où vas-tu,
Moitié de Poulet ?
- Je vais chez le
roi. Cent écus me doit.
- Prends-moi avec
toi.
- Du plaisir en
aurai. Entre dans mon cou, je t’y porterai.
Le loup entra
dans son cou, et la voilà partie encore une fois. C’était un peu lourd ; mais
la pensée que le loup était content de voyager lui donnait du courage.
Comme elle
approchait du palais, elle trouva sur sa route une rivière.
- Où vas-tu,
Moitié de Poulet ?
- Je vais chez le
roi. Cent écus me doit.
- Prends-moi avec
toi.
- Bien des
charges j’ai. Si tu peux tenir dans mon cou, je t’y porterai.
La rivière se fit
toute petite et se glissa dans son cou.
La pauvre petite
bête avait bien de la peine à marcher ; mais elle arriva pourtant à la porte du
palais.
Toc ! toc ! toc !
Le portier passa
la tête par son carreau.
- Où vas-tu,
Moitié de Poulet ?
- Je vais chez le
roi. Cent écus me doit.
Le portier eut
pitié de la petite bête, qui avait un air tout innocent.
- Va-t’en, ma
bellotte. Le roi n’aime pas qu’on le dérange. Mal en prend à qui s’y frette.
- Ouvrez toujours,
je lui parlerai. II a mon bien, il me connaît bien.
Quand on vint
dire au roi que la Moitié de Poulet demandait à lui parler, il était à table,
et faisait bombance avec ses courtisans. Il se prit à rire, car il se doutait
bien de quoi il s’agissait.
- Ouvrez à ma
chère amie, répondit-il, et qu’on la mette dans le poulailler.
La porte
s’ouvrit, et la chère amie du roi entra tout tranquillement, persuadée qu’on
allait lui rendre son argent. Mais, au lieu de lui faire monter le grand
escalier, voilà qu’on la mène vers une petite cour de côté ; on lève un loquet,
on le pousse, et crac ! ma Moitié de Poulet se trouve enfermée dans le
poulailler.
Le coq, qui
piquait dans une épluchure de salade, la regarda d’en haut sans rien dire. Mais
les poules commencèrent à la poursuivre et à lui donner des coups de bec. II
n’y a pas de bêtes plus cruelles que les poules quand il leur vient des
étrangers sans défense.
La Moitié de
Poulet, qui était une petite personne paisible et rangée, habituée chez elle à
n’avoir jamais de querelles, se trouva bien effrayée au milieu de tant
d’ennemies. Elle courut se blottir dans un coin, et cria de toutes ses forces :
- Renard ! Renard
! sors de mon cou, ou je suis un petit poulet perdu.
Le renard sortit
de son cou, et croqua toutes les poules.
La servante qui
portait à manger aux poules ne trouva que les plumes en arrivant. Elle courut
pleurant prévenir le roi, qui se fâcha tout rouge.
- Qu’on enferme
cette enragée dans la bergerie, dit-il.
Et, pour se
consoler, il fit apporter d’autres bouteilles.
Une fois dans la
bergerie, la Moitié de Poulet se vit encore plus en péril que dans le
poulailler. Les moutons étaient les uns par-dessus les autres, et menaçaient à
chaque instant de l’écraser sous leurs pieds. Elle était enfin parvenue à
s’abriter derrière un pilier, quand un gros bélier vint se coucher là et
faillit l’étouffer dans sa toison.
- Loup,
cria-t-elle, Loup, sors de mon cou, ou je suis un petit poulet perdu.
Le loup sortit de
son cou, et, en un clin d’oeil, étrangla tous les moutons.
La colère du roi
ne connut plus de bornes quand il apprit ce qui venait de se passer. II
renversa les verres et les bouteilles, fit allumer un grand feu, et envoya
chercher une broche à la cuisine.
- Ah, la
scélérate ! s’écria-t-il, je vais la faire rôtir pour lui apprendre à tout
massacrer chez moi.
On amena devant
le feu la Moitié de Poulet, qui tremblait de tous ses membres, et déjà le roi
la tenait d’une main et la broche de l’autre, quand elle se dépêcha de
murmurer.
- Rivière,
rivière, sors de mon cou, ou je suis un petit poulet perdu.
La rivière sortit
de son cou, éteignit le feu et noya le roi avec tous ses courtisans.
La Moitié de
Poulet, restée maîtresse du palais, chercha en vain ses cent écus : ils avaient
été dépensés, et il n’en restait trace. Mais, comme il n’y avait plus personne
sur le trône, elle monta dessus à la place du roi, et le peuple salua son
avènement avec de grands cris de joie. Il était enchanté d’avoir une reine qui
savait si bien économiser.
L’histoire
paraîtra peut-être bien un peu extraordinaire ; mais j’en ai cherché la morale
avant de lui faire l’honneur de vous la raconter. Il y en a une qui saute aux
yeux tout d’abord, à savoir qu’il ne fait pas bon prêter son argent aux
dépensiers : ce n’est pas la bonne. La vraie morale, c’est qu’il est bon de se
montrer complaisant avec les gens. On a l’air quelquefois absurde, mais on est
toujours récompensé.