Propos du docteur
Lacan devant les «
traducteurs »
japonais des Écrits, à Tokyo, le 21 avril 1971.
(La transcription
de ces propos du Dr Lacan a été établie, à partir d’un enregistrement
aujourd’hui perdu, par M. Philippe Pons, correspondant à Tokyo du journal Le Monde. J’y ai fait quelques
corrections et ajouts, notamment le mathème Φ qui manquait dans la
transcription originale. Les lecteurs de ce texte seraient invités à lire l’Avis au lecteur japonais du docteur
Lacan (pp.497-499 des Autres écrits)
où il déclare que le style que sont ses Écrits « ne se traduit pas hors l’histoire d’où je parle ».
C’est que « personne d’entre eux [ c’est-à-dire les Japonais ] que j’aie
rencontré [ et surtout aucun de ceux qui essayaient alors de traduire les Écrits en japonais ] ne s’est jamais
intéressé » au discours de l’analyste comme tel, dit-il. C’est pourquoi j’ai
mis entre parenthèses le mot « traducteurs » ci-dessus. Ce 10 août 2015, Shin’ya OGASAWARA).
L’École freudienne
de Paris, dont les Écrits ne
prétendent pas être le programme, est sortie de deux scissions qui se sont
produites à l’intérieur du groupe psychanalytique de Paris.
J’appelle groupe
quelque chose de très général, simplement le fait qu’il y ait des
psychanalystes à Paris.
Il y a eu une
première scission qui a abouti à la séparation de deux choses : l’une qui
s’appelait l’Institut de psychanalyse de Paris et l’autre qui s’appelait la
Société française.
Quand je suis
venu au Japon il y a onze ans, je faisais partie de la Société française de psychanalyse.
Ces sortes de
scissions dans l’histoire des groupes de psychanalyse en Europe ne sont pas
rares. Prenons le cas de la Suisse : il y a plus d’un groupe et ces
groupes sont reliés d’une manière très lâche.
Il s’est trouvé
que pour des raisons contingentes, liées à des choses assez secondaires, comme
des rivalités personnelles, c’est à la suite de ça que s’est produite cette
première scission.
Mais pour des
raisons aussi très contingentes, un de ces groupes n’est pas resté dans ce que
l’on appelle l’Association internationale de psychanalyse. Cela à cause des
relations personnelles qu’une personne, qui est tout de même très oubliée, qui
s’appelait la princesse Marie de Grèce, entretenait avec Anna Freud. Ces
relations personnelles ont fait qu’au lieu que ces deux sociétés soient
reconnues – ce
qui aurait été le cas normal –, on a argué d’une minutie juridique : à savoir que nous en étions
sortis en donnant notre démission – ce qui était correct, de donner notre démission de la société précédente –, mais qu’au point de vue formel, elle nous
excluait.
Si l’Association
internationale avait joué un jeu normal, elle aurait considéré que c’était là
un accident, et elle nous aurait reconnus comme l’autre groupe.
Cela a eu des
conséquences curieuses : il y a des gens parmi nous qui sont restés
nostalgiques à propos de cette séparation et qui ont tout fait pour rentrer
dans cette Association internationale.
Et c’est là que
ce qui s’était développé depuis dix ans de mon enseignement a pris son
importance. À
savoir que ce que j’enseignais était tout à fait distinct par rapport à ce qui
faisait le ton de ce qui se faisait dans la sphère de la psychanalyse
anglo-américaine.
Ce n’est pas là
une chose surprenante. Freud l’avait prévue. Freud avait prévu que la
psychanalyse subirait un infléchissement très important du fait d’être prise
dans le système de pensée de la société américaine. Il y en a des traces
écrites dans son œuvre. Il avait prévu la chose. Et c’est de la façon la plus
déclarée que les choses se passent ainsi.
C’est à savoir
que quelqu’un comme Heinz Hartmann, qui fait la loi à la Société de New York, a
nettement dit que ce qui devait faire le programme de la psychanalyse, de son
travail et de son enseignement, devait consister à la faire rentrer dans les
cadres, les concepts qu’il appelle lui-même la psychologie générale. C’est une
chose qui a été dite et écrite et constitue le programme de l’école américaine,
pour autant qu’elle suit le mouvement de New York, et dans l’ensemble, l’école
américaine le suit
avec plus ou moins de distance.
Les États Unis
c’est très grand, et cela offre une certaine diversité. Néanmoins quelque chose
est resté des méthodes impératives que les émigrés d’Allemagne ont héritées
d’un certain style universitaire qui est celui de l’Allemagne.
Il est certain
que ce groupe – que
je connais très bien, puisque je les ai vus dans les années qui ont précédé la
guerre entre 33 et 38, je les ai tous vus passer à Paris, je veux dire que je
me suis même occupé d’eux – a donné l’impulsion à partir de la guerre à la
psychanalyse américaine.
Le fait de ce qui
s’est passé en 63 – d’un
besoin impérieux qui s’est manifesté parmi des gens qui étaient mes collègues,
professeurs à la Sorbonne, de rentrer dans l’Association internationale – leur a fait faire des concessions sur le
sujet de ce en quoi mon enseignement se distinguait radicalement de ce qui
faisait la loi, donnait le ton dans la psychanalyse américaine et dont on peut
dire par exemple que Anna Freud, dans sa façon de traiter la psychanalyse des
enfants, a poussé les choses à un degré qui s’harmonise très bien avec le
programme de la Société de New York.
C’est à ce moment
là que dans ces conditions et vu la tournure que prenaient les choses, j’ai
moi-même dit que je ne continuerais plus l’enseignement que je donnais et qui
était, il faut le dire, la vraie vie de la Société française de psychanalyse.
Il est évident
que c’est mon enseignement qui lui donnait son poids et son ton. Il n’y avait
personne d’autre que moi à y donner à proprement parler un enseignement. Ce
qu’apportaient les professeurs à la Sorbonne, que je n’ai pas à nommer, était
vraiment de l’ordre de la répétition à thèmes, je dois dire assez usés, et qui
ne manifestaient pas une grande fécondité.
C’est à la suite
de quoi que j’ai déclaré que je n’avais plus à continuer mon enseignement dans
les conditions où les choses s’engageaient. Je l’ai fait sans avoir aucune
garantie quant à l’avenir.
Il se trouve qu’à ce moment-là on m’a proposé de poursuivre mon enseignement
dans une certaine sixième section de l’École pratique des hautes études où il
se trouve que je suis le collègue de gens comme Lévi-Strauss.
Devant le fait
que des gens qui avaient été mes élèves restaient avec moi et ne s’engageaient
pas dans la voie du retour à la société internationale, je me suis trouvé, si
je puis dire, en charge d’eux, et j’ai fondé ce qui s’appelle, ce que j’ai
appelé – puisque
c’est moi qui lui ai donné son nom – l’École freudienne de Paris.
Il est certain
que l’appeler freudienne dans ces conditions... je veux dire, en me séparant
d’une association internationale qui prétend avoir le monopole de l’héritage
freudien, je m’offrais une contestation, même juridique à l’occasion.
Il est
remarquable qu’il n’y en ait pas eu trace : je veux dire que personne à
Paris n’a osé contester que mon enseignement fut freudien.
C’est ce que je
peux dire quant à la situation actuelle de l’École.
Il y a beaucoup
de gens, même dans les autres groupes, qui ne voient qu’un faible avantage à
être reliés à l’Association internationale. J’en connais plus d’un qui ne
mettent jamais les pieds dans les congrès et qui ont une certaine aversion pour
ces manifestations.
Ce qui est
certain, c’est que tous ceux qui, à quelque titre, ont goûté de mon
enseignement, même quand ils font partie d’un autre groupe – car il s’est trouvé que pour des raisons
d’ambition personnelle, certains m’ont juridiquement abandonné –, même ceux-là se trouvent, de leurs
propres aveux, très mal à l’aise dans les manifestations de ce qui domine dans
l’Association internationale, c’est-à-dire où les communications reposent sur
des présupposés, sur des principes, sur ce qu’il faut bien aussi appeler des
préjugés, c’est-à-dire des jugements fondamentaux qui ne sont jamais discutés. Les
choses qui s’énoncent dans ces congrès les mettent très mal à l’aise à partir
du moment où ils se sont trouvés régler leur pratique sur certains principes
que j’énonce, et dont il faut bien que je marque, que je souligne, que ce n’est
pas rien que toute cette construction, disons, que j’ai faite au cours de ces
années –, ça
dure depuis un bout de temps et même un petit peu trop à mon gré, enfin nous
sommes dans la dix-huitième année de cet enseignement –, cet enseignement tel qu’il est, avec ce
qui peut vous sembler abstrait... enfin tout dépend avec quelle oreille vous
pouvez lire ces choses.
Parmi vous
personne n’est psychanalyste. C’est fâcheux. Cela pourrait aider certaines
choses.
Néanmoins, comme
des psychanalystes seraient formés selon les principes qui doivent – je n’en
sais rien –, dont
je suppose qu’ils doivent dominer ici, quelque chose qui doit émaner d’une façon
plus ou moins directe de l’école américaine, ce serait aussi une difficulté, ce
qui rend si pénible, pour ceux qui ont goûté de mon enseignement, un certain
style d’énonciation de visée donnée à leur pratique.
C’est que ces
choses qui peuvent vous paraître hautement abstraites – c’est le plus mauvais
mot, ce n’est pas abstrait, ce sont toujours des choses très concrètes –, ces
choses que, si vous n’êtes pas analyste, vous pouvez très difficilement
imaginer, à savoir ce qu’est l’expérience de ce que nous appellerons
l’expérience du divan, à savoir ce qui se passe quand quelqu’un est là, dans le
cabinet de l’analyste, sur le divan et une fois entré dans cette sorte
d’artifice – car
c’est bien évidemment un artifice, la psychanalyse.
Il ne faut pas
s’imaginer ça comme quelque chose qui serait la découverte de je ne sais quel
cœur de l’être ou de l’âme. Au nom de quoi cela se produirait-il ?
La psychanalyse
n’est pas une ascèse, c’est une technique, un artefact très précis qui est
destiné à entrer dans quelque chose dont il s’agit justement de concevoir la
nature véritable.
Pour que ça
puisse marcher dans les conditions où ça marche – c’est dire que l’on est dans une
situation qui est celle-ci : des gens viennent demander quelque chose dont ils
n’ont eux-mêmes aucune espèce d’idée. Ce qu’ils demandent, c’est je ne sais pas
quoi de vague qui a au moins chez certains l’appui de certains symptômes dont
ils souffrent et dont ils voudraient bien se débarrasser.
Le psychanalyste
est dès lors considéré comme une sorte de puissance obscure qui doit avoir le
moyen de faire des merveilles. Ce n’est évidement pas quelque chose sur quoi
nous jouons. Je veux dire par là que tout de même il faut rendre cette justice
à la psychanalyse qu’elle n’essaie pas de jouer sur cette dimension de la
suggestion et de la croyance et de la confiance, de la prise en main, de la
direction de ce qu’on appelle le patient. Si c’était cela, il y a longtemps que
la psychanalyse serait disparue de ce monde comme c’est arrivé pour certaines
techniques qui jouaient sur ce rapport humain.
La psychanalyse
est une technique assez précise qui joue sur cette règle qu’on donne au patient
de dire ce qui lui vient à dire. Naturellement, on l’oriente un peu vers ce qui
pourrait être intéressant. On lui apprend à aller un peu plus loin que les
rapports dits de l’aveu ne le comportent. On leur dit que cela vaut mieux
qu’ils ne s’arrêtent à rien : même des choses qui peuvent leur paraître
indifférentes ou malpolies, qu’ils les disent comme ça leur vient à l’esprit.
Qu’à partir de cette pratique, quelque chose s’établisse qui est infiniment
plus riche et plus compliqué, ça a tout de suite frappé les gens qui se sont
mis à opérer avec cette pratique. C’est ce qu’on appelle le transfert. Le
transfert est alors quelque chose de tout à fait autre que cet accrochage de la
confiance et de la foi en l’analyste, dans la mesure où précisément on
l’analyse.
Il y a une chose
certaine, c’est que c’est quelque chose de très obscur que cette réalité du
transfert. Et il vaudrait mieux savoir ce qu’on fait et qu’on mette l’accent
sur ce qu’il en est de l’analyse de transfert.
Il est bien
certain qu’à en parler d’une certaine façon et à en faire la théorie d’une
certaine façon, on aboutit à des choses très obscures et systématiques qui
débouchent sur des impasses. Ceci est parfaitement repéré depuis toujours.
Si on a parlé de
névroses de transfert, c’est bien parce qu’on a vu justement que le transfert
ne se maniait pas aussi aisément qu’on le pensait. À le manier d’une certaine
façon, on l’éternise. On établit quelque chose qui est en quelque sorte une
nouvelle forme de névrose, qui devient le tissu même des rapports de celui qui
est analysé avec celui qui l’analyse.
Ce que j’ai enseigné a tout de même cet effet que cela permet d’entendre
d’une manière tout à fait différente ce que dit le patient.
Pour ne pas compliquer les choses, limitons nous à l’appeler le patient, ce
qui est une assez mauvaise formule. Et vous devez savoir que je l’appelle le
psychanalysant – ce
qui n’est pas une chose faite pour étonner une oreille habituée à la langue
anglaise – malgré
qu’il y ait là un gérondif qui veut dire « celui qui doit être psychanalysé ».
Cela [ cette appellation « psychanalysant » ] a tout de même un avantage sur le mot
français jusqu’ici usuel, à savoir de l’appeler le psychanalysé, parce qu’en
réalité on aurait bien tort de l’appeler le psychanalysé tant qu’il ne l’est
pas, et il ne l’est peut-être qu’à la fin. Tant qu’il ne l’est pas, appelons-le
le psychanalysant en français. Cela mettra un peu plus l’accent sur quelque
chose d’actif, car il est bien certain que le psychanalysant n’est pas un pur
et simple patient, mais qu’il a un travail à fournir.
Mais ce travail, il s’agit de ne pas le laisser se perdre, à savoir de
reconnaître ce qui se passe.
Il est tout à
fait frappant pour les gens qui suivent mon enseignement, combien de fois ça
arrive que des gens qui suivent des patients – revenons à notre ancienne
dénomination – ou en ont en analyse, m’apportent le témoignage que ce que je
viens de dire dans mon dernier séminaire, ça leur a été dit mais textuellement,
comme par miracle, par un malade quarante huit heures avant. Il est probable
que s’il n’y avait pas eu mon séminaire, ils n’auraient littéralement pas
entendu ce que le patient disait.
Nous en sommes tous là. Il y a une façon d’entendre qui fait que nous
n’entendons jamais que ce que nous sommes déjà habitués à entendre. Quand
quelque chose d’autre se dit, la règle du jeu de la parole fait que simplement
nous le censurons.
La censure est
une chose très banale. Cela ne se produit pas seulement au niveau de notre
expérience personnelle. Cela se produit à tous les niveaux de ce que nous
appelons nos rapports avec nos semblables. À savoir que ce que nous n’avons pas déjà
appris à entendre, nous ne l’entendons pas. Nous ne nous apercevons pas que
tout un morceau, tout un paragraphe de ce qui vient d’être dit, tout son poids
particulier, veut dire quelque chose qui n’est bien entendu pas le texte.
C’est là que nous entrons dans ce qui est important dans ce que j’enseigne.
Il veut dire mais ça ne suffit pas de vouloir. On veut dire mais ce qu’on
veut dire est en général raté. C’est là que l’oreille du psychanalyste
intervient, à savoir qu’il s’aperçoit de ce que l’autre vraiment voulait dire.
Et ce qu’il voulait dire, en général, ce n’est pas ce qui est dans le texte.
Je ne sais pas ce
qu’est la linguistique au Japon, sur quels registres vous travaillez. Dans mon
enseignement, la linguistique n’a qu’une valeur de référence initiatrice.
Il faut bien dire
que, si je n’avais pas eu le public que j’avais, à savoir des médecins ou des
psychologues, c’est-à-dire des gens absolument incultes... je ne dis pas
incultes linguistiquement, je dis incultes tout court : ils ne savent rien.
C’est de là qu’il fallait que je parte.
Il fallait que je parte de là parce que c’est là ce que dans mon langage
signifie le retour à Freud. Cela ne veut pas du tout dire qu’il faut reculer,
revenir à je ne sais quelle imagination ou pureté primitive.
S’il y avait eu depuis Freud – et il y a eu depuis Freud – des choses vraiment nouvelles, il est certain que je n’y vois non
seulement aucun obstacle, mais que je suis très intéressé. Par exemple il est
clair que ce qu’a apporté Mélanie Klein, malgré que ce soit exprimé de manière
absolument sauvage, c’est tout de même quelque chose de pris dans l’expérience
qui est tout à fait saisissant et qu’il faut essayer de comprendre d’une
manière conceptuellement saisissable et non pas d’une obscurité telle qu’elle
le présente. Malgré tout, ça porte la marque d’une expérience, d’une expérience
vive, d’une chose qu’elle a osé avec les enfants.
On peut le discuter du point de vue thérapeutique. Enfin ce qui est certain
c’est que ça a donné des résultats, et ça n’a pas eu les effets qui... quelques
fois, quand on entend du dehors la manière dont elle manie ces enfants, on
pourrait croire que cela pourrait avoir des conséquences redoutables. Il n’en
est certainement pas le cas. C’est très bien toléré, et extrêmement fécond,
cette analyse.
Donc ce n’est pas un retour à Freud en lui-même. C’est simplement parce que
je pense que Freud a d’abord été lu de la façon dont on peut lire n’importe
quoi qui se présente comme nouveau, à savoir en le tirant complètement du côté
des notions déjà reçues. Il s’agissait de quelque chose d’absolument subversif.
Il a fallu à tout prix qu’on construise des petits schémas mentaux qui
permettaient, en fin de compte, de ne pas bouger, de rester sur les mêmes
pensées de l’homme – qu’on
pouvait avoir sur ce qu’il en est de l’homme – qu’avant. Il fallait à tout prix qu’on y
reste. De sorte qu’on a lu Freud en y lisant ce qu’on voulait y lire et
entendant absolument pas ce qui pourtant était là écrit en clair.
Il y a quand même
trois livres initiaux qui sont : L’interprétation
des rêves, La psychopathologie de la
vie quotidienne et Le mot d’esprit.
Malgré tout, le lecteur, au moins le lecteur occidental, et
extrême-oriental aussi je pense, il lui faut de l’âme. L’âme c’est quelque chose
qui doit exister, qui est détachable du corps et qui doit avoir ses règles
propres.
Je sais bien que pour vous la tradition est différente et qu’il vous a
fallu avoir les occidentaux sur le poil, si j’ose dire, pour commencer à parler
de psychologie. Il n’y a pas à proprement parler d’enseignement de psychologie,
il y a l’enseignement d’un certain nombre de pratiques diverses de méditation.
Mais dans l’université en occident, depuis qu’elle existe, c’est-à-dire depuis
la fin du haut Moyen Âge, la psychologie a pris sa place avec un certain nombre
d’autres choses, et le résultat a été certains présupposés qui sont passés dans
la conscience commune et sont devenus quelque chose d’absolument essentiel.
Si vous n’entrez
pas dans la lecture de Freud avec les préjugés psychologiques – et peut-être avez-vous plus de chance que
les occidentaux de le faire –, il ne peut pas manquer de vous frapper qu’on ne parle que de choses qui
sont des mots. Quand on parle de L’interprétation
des rêves, qu’est-ce que Freud en dit ? Dès le début, il le dit : « le rêve
c’est un rébus ».
Quand je dis « retour à Freud », je dis : lisez ce qui est vraiment
écrit sans commencer immédiatement par essayer de voir ce que c’est que cette
boule de coton qui s’appelle l’inconscient et dont il s’irradie quelques plumes
qui seraient alors le conscient. Ne vous faites pas des schémas qui reposent
toujours sur l’idée qu’il y a une substance appelée âme qui a sa vie autonome,
car c’est ça qu’on ne peut plus empêcher les gens de penser, c’est que l’âme a
sa vie distincte, et on est tout près de l’idée que c’est elle la vie tout
simplement, que c’est elle qui anime le corps. On a lu Freud comme ça, à savoir
que l’inconscient est une substance.
Le début de ce
qui fut mon enseignement... et je me suis mêlé de ces choses en ayant pris mon
temps, j’ai commencé en 51, j’avais derrière moi douze à treize ans de pratique.
Je ne vois pas pourquoi j’aurais enseigné des choses prématurément : c’est
après que j’ai eu une certaine expérience d’analyste et que ce soit accompagné
d’une lecture de Freud, assez dépourvue de préjugés.
C’est après cela
que j’ai choisi, étant donné le public de médecins que j’avais, pour qui c’est
encore plus fort que pour les autres, justement parce qu’ils sont médecins et
qu’ils s’occupent du corps... comme ces corps en fin de compte, c’est quelque
chose dont ils ne savent rien. Un médecin en sait moins qu’un masseur, en fin
de compte. Il est ravi quand on lui parle d’âme. Quand on lui explique que les
maladies c’est l’âme, que c’est la relation médecin-malade, ils sont dans la
jubilation : ils ont trouvé quelque chose qui va justifier leur existence.
Le malheureux,
c’est que c’est encore pire que ça a pu être depuis toujours. Tout cela
s’arrange très bien avec le système religieux général. Il n’y a rien, en fin de
compte, qui soit plus organiciste, qui désire plus que les histoires du corps
se résolvent par des petites mécaniques, qui soit plus porté aux explications
somaticiennes, que l’Église catholique.
Malheureusement,
il est clair qu’au fur et à mesure que la biologie avance, c’est autrement
compliqué que les petites idées sommaires qui ont fait la tradition médicale.
Quand on met simplement à l’horizon que l’âme par exemple c’est le rapport
médecin-malade, ils se trouvent un peu justifiés.
La psychanalyse
n’est nullement faite pour encourager cette tendance, et elle montre tout autre
chose qui n’a rien à faire avec la psychologie d’une façon quelconque. Voilà ce
qu’il faut savoir.
Et pour le savoir,
comme on ne peut pas se battre avec des ombres, je n’ai pas à me battre avec
les médecins pour leur dire que leur médecine est imbécile. J’ai choisi de voir
ce qu’on pouvait faire à partir de ce que Freud tout à fait génialement avait
su entendre. Entendre de qui ? De rien d’autre que de ses hystériques.
Au niveau des hystériques, il se produit quelque chose de tout à fait
exceptionnel : c’est que ce qui se révèle, ce sont un certain nombre de
phénomènes, je veux dire les mécanismes de ces phénomènes repérables chez bien
d’autres, mais qui sont obscurcis par toutes sortes de choses dont la première
est la psychologie elle-même.
Quoi de plus
psychologue qu’un obsessionnel ? Il fait de la psychologie à longueur de
journée. C’est une des formes de sa maladie.
L’hystérique
révèle les dessous de ça. Les dessous consistent très exactement dans cette
chose surprenante qu’il y a chez l’homme un certain niveau de phénomènes qu’on
ne peut expliquer que par un moyen de traduction – au sens littéral de ceci. Il ne s’agit
pas de transposition, il s’agit de traduction.
Une traduction ne
peut exister qu’à partir du langage. Puisque le rêve est un rébus, qu’est-ce
que ça peut bien vouloir dire sinon que sous les figures du rêve, il y a des
mots.
Ou bien Freud ne
savait pas ce qu’il disait, ou bien ça doit avoir un sens. Et le sens ne peut
être que... sous les figures du rêve, à la fin, on doit trouver une phrase.
Il se pourrait
que l’on soit dans un de ces délires qui ont existé depuis des siècles, car on
a toujours opéré avec les rêves comme ça. On n’a eu qu’un tort, c’est de croire
que le rébus était toujours fait avec les mêmes éléments : il faut savoir que,
quand on rêvait d’un fort vent ou d’une colique, ça voulait dire bonheur en
amour etc. C’était déjà un rébus mais traduit d’une façon idiote. On ne sait
pas d’où ça vient, ces choses.
C’est exemplaire dans la mesure où ça permet d’illustrer de ce qui mérite
d’être appelé un savoir. Dans l’histoire de l’humanité, un savoir c’est
toujours quelque chose qui a été traité d’une façon très obscurantiste, en fin
de compte. C’est ça qui distingue à proprement parler un savoir. Dans tout
savoir, il y a du savoir-faire, dont nous savons bien que ce n’est pas si
évident.
Nous avons avec Freud une chance, un petit aperçu de quelque chose qui,
concernant certains phénomènes, pourrait aboutir à une certaine rigueur
scientifique. C’est en ça que ça me paraît intéressant.
C’est d’ailleurs
la seule chose qui justifie le maintien de ces cadres à l’intérieur desquels
fonctionne la psychanalyse. Il y a là une chance d’un abord scientifique de
quelque chose qu’il ne s’agit pas de définir prématurément comme un domaine.
Je ne suis pas
pour dire que c’est le début d’une psychologie scientifique. Ce qu’il y a de scientifique
là-dedans, c’est que l’on peut s’appuyer sur quelque chose dont la connaissance
est suffisamment éclaircie pour décoller du terme même de connaissance. C’est
autre chose. Il y a un monde entre ce qui est une articulation scientifique et
ce que de toujours on a mis sous ce terme en fin de compte naturaliste de
connaissance.
Que la
linguistique ait actuellement ce caractère de champ en fusion, c’est une chose
qu’il faut prendre en compte comme elle est, mais dont on a tout de même le
sentiment qu’on y obtient sur certains points des résultats.
Quand Jakobson
arrive à mettre en ordre le système phonématique du français, c’est un résultat
incontestable. Ça n’éclaire pas les fonds de l’âme, la nature humaine, mais
c’est parfaitement opératoire. C’est ce qu’il est possible d’articuler
phonématiquement en français. C’est une autre espèce de savoir que ce savoir,
qui est aussi un savoir et qui est celui de toute personne qui parle le
français.
Quelle est la nature du savoir qu’il y a à parler sa langue ? Rien qu’à
poser cette question, cela ouvre toutes les questions. Qu’est-ce que c’est
savoir le japonais ? C’est quelque chose qui contient en soi un monde de choses
dont on ne peut pas dire qu’on les sait tant qu’on ne peut pas arriver à
l’articuler.
Cette ambiguïté
du savoir, arriver à la toucher si bien au niveau de l’opération de la parole,
c’est quelque chose dont il faut tout le temps mettre le fait à l’épreuve pour
se rendre compte quel rapport étroit cela a avec ce qui se passe dans une analyse.
Car c’est à ça que vous avez affaire dans une analyse : c’est une personne qui
vous raconte des choses et vous apercevez à quel point est ambigu ce qu’il
sait, ce qui est impliqué de ce qu’il sait dans ce qu’il dit, et dont en fin de
compte il n’a pas la moindre idée, car, à une certaine façon de l’écouter, vous
vous apercevez que vous entendez tout autre chose.
Ce serait une
opération tout à fait obscure, si Freud n’avait pas fait dans ces trois livres
dont je parle, l’analyse tout à fait précise d’un certain nombre de faits. Car
j’ai parlé tout à l’heure du rêve, mais il y a aussi toutes sortes de
trébuchements qui ont l’air.
Le fait du
hasard, par exemple, le fait que vous ne trouviez pas votre clef dans votre
poche alors qu’il s’agit de rentrer chez vous, ou qu’au contraire vous tiriez
votre clef de votre poche pour rentrer chez quelqu’un d’autre – Freud nous montre que derrière ces actes
qui ont l’air d’être des actes de fatigue ou de distraction, il y a une
déclaration. Elle dira, par exemple, « si en allant chez telle personne je tire
ma clef, ça voudra dire je suis chez moi ». Et ça ne peut se comprendre que si ça
veut dire cela.
Mais le plus important, c’est la suite. Le « je suis chez moi » n’est pas
n’importe quel « je suis chez moi ». Il y a plus d’une façon d’être chez soi
quelque part, et qui porte justement la marque de quelque chose qui donne la
véritable position de quelque chose que l’on peut appeler la pensée – pour l’instant, disons x. Cet x, j’ai eu l’audace de l’appeler le sujet.
Évidemment ce
sujet a une histoire qui paraît avoir la plus grande contradiction avec ce que
je suis en train de dire. Mais il est clair qu’il faut choisir : ou bien le
sujet est ce qu’a tout à fait bien délimité une certaine tradition occidentale,
quelque chose de lié au fait qu’il semble qu’on ne peut pas penser sans savoir
en même temps qu’on pense...
Qu’est ce que
Freud nous apporte ? Ceci qu’il y a tout un monde qu’il s’agit de savoir
qualifier et dont il faut le manier avec une très grande précaution, puisque je
vous ai dit qu’il faut commencer par rejeter tout ce qui est de l’appareil
mental impliqué par des concepts substantiels comme l’âme etc.
Allons donc
prudemment. Disons ce que sont des pensées. Il est difficile de ne pas
qualifier de pensée quelque chose qui prend un sens si clair à partir du moment
où on sait le lire.
Le propre de
l’inconscient est ceci : de témoigner d’un savoir et même d’un vouloir dire,
d’un besoin de reconnaissance, puisque chacun de ces symptômes c’est quelque
chose qui veut dire quelque chose – mais à qui ?
Il est clair que de prime abord un rêve ne s’adresse à personne. Ce n’est
pas vrai d’ailleurs, car il est tout à fait évident dans l’expérience
analytique, qu’au commencement d’une analyse, il arrive qu’il y ait des rêves
qui sont littéralement rêvés à l’adresse du psychanalyste. Ils ont cette valeur
unique d’être l’équivalent du premier discours à l’analyste. Il y a quelque
chose qui commence à vouloir se dire sur ce plan.
Ce que je veux
marquer, c’est donc, à l’intérieur du fait que l’expérience analytique se
manifeste comme se situant dans un biais tissé de langage – c’est ce que j’appelle : « structuré
comme un langage »... À
partir de là, il est certain que la distinction signifiant / signifié est à
manier d’une certaine façon, et est profitable pour faire saisir certains des
registres que j’essaie de vous faire sentir.
Ce qu’il faut éviter,
c’est de vouloir séparer – et c’est pourquoi votre tâche est si difficile – cet
appareil de ce qui est l’expérience analytique, de ce qui en marque les
limites.
Que l’expérience
analytique soit elle-même essentiellement de nature linguistique, c’est là le
fait massif.
La façon dont
j’opère avec les termes de Saussure – et qui d’ailleurs ne sont pas de Saussure :
le signans et le signatum, les stoïciens en avaient senti le besoin dans la logique
– a essentiellement cet intérêt de montrer que dans le langage, il y un
appareil en quelque sorte définissable d’une façon matérielle, qui est
irréductible. À
savoir que le fait que le langage soit articulé, procède par des combinaisons
qui sont par nature des différences – c’est la seule définition qu’on puisse donner de ce qui est des signes. C’est
que ça se pose comme différent de tout le reste. C’est en ce sens que
l’appareil phonématique est exemplaire. Il est bien évident que ça ne suffit
pas.
Que l’appareil grammatical soit quelque chose d’essentiel, c’est une chose
également sur laquelle il faut mettre l’accent. Ai-je besoin de vous rappeler
qu’en définissant des termes comme Verdrängung
(le refoulement), Verneinung
(c’est-à-dire faire usage de la négation), Verwerfung
(l’exclusion, le fait de ne pas même articuler quelque chose qui est
certainement situable dans la structure du langage), en articulant cela, Freud
nous donne la clef d’un certain type de grammaire. Il s’agit de savoir si cela
a vraiment le caractère complet de grammaire.
C’est précisément
ce qu’avec un certain nombre de petites choses j’essaie de construire. C’est
quelque chose dont eux, les linguistes, devraient se servir.
C’est vous dire
que je ne me sens pas du tout dans la dépendance du linguiste. Ce que le
linguiste m’apporte, j’en fais ce qui me chante, c’est-à-dire ce qui peut me
servir.
Dans le
signifiant et le signifié, il est tout à fait clair que Jakobson peut très
légitimement s’apercevoir que la façon qu’il a de traiter le terme de la
métaphore et de la métonymie, j’en use d’une façon légèrement à côté de la
sienne.
Pour ce qui est
de la négation, les linguistes auraient tout à gagner à se mettre au pas de
l’expérience psychanalytique.
Le signifiant et
le signifié, c’est tout à fait capital. Tout ce qui est de l’appareil du
langage est en fin de compte inclus dans cette distinction.
Le signifié, il
faut bien le dire, c’est toujours autre chose que ce que le signifiant a l’air
d’indiquer. Le côté index du signifiant c’est très précisément celui dont tout
premier abord de la langue consiste à le dépasser.
Si on croit que «
table », ça veut dire table, on ne peut plus parler. C’est très simple. Il y a
un usage du mot table qui s’applique à tout autre chose qu’à cette planche avec
quatre pieds, et c’est ça qui est essentiel.
Il n’y a pas un
seul mot de la langue qui échappe à cette règle que ce qu’il a l’air
d’indiquer, c’est justement ça dont il convient de se détacher pour comprendre
ce que c’est que l’usage de la langue.
Ce qui est
frappant, c’est que ce qui fait sens dans un mot, c’est justement étroitement
lié – on
peut démontrer la connexion de ce qui fait sens – avec ce fait caractéristique du langage
qu’il n’est jamais un décalque des choses. C’est en cela qu’il fait sens. Si
table a un sens, c’est justement de ne jamais désigner purement et simplement
la table.
Tout ce que vous
signifiez avec ce signifiant, il est bien certain que c’est lié à deux
dimensions : la métaphore – par exemple, quand je dis que je fais table rase en telle matière, il n’y
a aucune table que je vais balayer. Cette métaphore est mise à la place de
quelque chose qu’il faudrait que j’articule autrement –, et puis il y a l’autre
dimension : c’est que, si je mets le mot table dans une phrase, il prendra
du fait de ma phrase une couleur et une dimension qui, elle, est à la fois
individualisée si on découpe la phrase et la moins individualisée du monde si
on considère l’ensemble de mon discours. Le mot table peut se trouver avoir pour
moi une qualité et une fonction qui lui donnent une place sensible, qui est une
constante de ma personnalité. Si on met le mot table dans l’expression « se
mettre à table », c’est-à-dire parler devant la police, on voit à quel point
est dominant dans la phrase l’inclusion dans la phrase de l’effet de
signification.
Le signifié,
c’est quelque chose qui demande d’y regarder à deux fois avant d’en parler. Il
est d’autant plus difficile d’en parler qu’on ne pourra jamais le faire qu’avec
des paroles, c’est-à-dire qu’on ne peut pas en sortir.
Si vous ne prenez pas au départ la notion qu’il n’y a pas de métalangage – c’est ce que j’enseigne –, vous tomberez dans tous les pièges. Il
n’y a pas de métalangage, c’est-à-dire, plus on parle du langage, plus vous vous
enfoncez dans ce que l’on pourrait appeler ses failles et ses impasses.
Je ne fais là que donner l’amorce de ce qu’implique un certain usage des
termes linguistiques – usage
dans lequel je ne me sens aucunement dans la dépendance du linguiste. J’en fais
ce qui me convient et jusqu’à un certain point. Si j’écris comme j’écris, c’est
à partir de ceci – que
je n’oublie jamais – : à savoir qu’il n’y a pas de métalangage.
En même temps que j’énonce certaines choses sur les discours, il faut que
je sache que d’une certaine façon c’est impossible à dire. C’est justement pour
ça que c’est réel.
Et c’est pourquoi
ces Écrits représentent quelque chose
qui est de l’ordre du réel. Je veux dire que c’est forcé qu’ils soient écrits
comme ça – je
veux dire par là non pas qu’ils sont inspirés, c’est le contraire : c’est
justement parce que chacun a été le fait d’une conjoncture singulière, par
exemple, qu’il m’était demandé quelque chose pour une certaine revue et que
j’avais essayé d’y condenser six mois de mon discours.
Cet écrit n’est
évidemment pas ce que j’ai dit. C’est quelque chose qui en fait pose toute la
question des rapports entre ce qui est parlé et ce qui vient dans l’écriture.
Ce qui est
certain, c’est que je n’ai pas pu l’écrire autrement et que ça n’a certainement
pas été pour venir s’inscrire dans un livre. C’est bien pour ça que j’ai mis Écrits au pluriel.
Chacun est
l’émergence de quelque chose qui, lui aussi, a un certain rapport avec le
langage.
Pour prendre des
métaphores, chacun de ces écrits semble comme les petits rochers que l’on voit
dans les jardins zen. Ça représente
ça. Moi, j’ai ratissé autour, et puis il s’est trouvé que ce quelque chose se
présentait comme un rocher. Un rocher très composite mais dont la principale
chose est que j’avais affaire à énormément de bêtise et d’inertie – c’est la définition de l’être humain, c’est
un chou-fleur de la bêtise. Mais ce n’est qu’un aspect de la question.
L’autre aspect
c’est que c’est aussi un certain roc qui a les plus grandes choses à faire avec
le discours. Quelque chose que le discours en ratissant peut arriver à cerner.
Ce que j’appelais
tout à l’heure l’impossible à dire, c’est en fin de compte ce que nous
cherchons toujours à dire.
Il s’agit de ne pas se tromper. Il y a un piège là. C’est de croire que ce
roc s’adresse à quelqu’un. C’est le piège dans lequel on est tombé depuis des
siècles. Ce n’est pas parce que ce roc ne se situe qu’avec le ratissage du
discours que le roc s’adresse à quiconque.
C’est précisément ce qui fait la beauté de ces jardins : c’est
précisément qu’ils ne s’adressent à personne. Mais personne ne semble s’en être
aperçu du moins jusqu’à maintenant.
Par contre, le
ratissage lui, c’est-à-dire le discours, il s’adresse à quelqu’un que j’appelle
le grand Autre.
Quand je vous disais tout à l’heure à qui s’adressent les symptômes, il est
bien évident que ça s’adresse à un lieu où bien évidemment il n’y a personne.
Le grand Autre, ça n’existe pas. Mais tout ce qui s’inscrit dans le langage
n’est pensable que par référence au grand Autre. C’est ce qui distingue
radicalement ce qui est de l’imaginaire de ce qui est du symbolique.
Dans ce qui est
de l’imaginaire, vous en avez des exemples : il suffit de voir opérer deux
lutteurs, deux personnages qui se battent en duel. Dans ce qui est de l’ordre
de cette prise d’une action d’une image par une autre, il n’y a aucun moyen de
distinguer ce qui est feinte de ce qui est vrai.
La feinte, c’est
l’action même. Feindre, c’est ce qu’on a à faire quand on se bat en duel. Feindre,
ce n’est pas mentir. Feindre, c’est faire ce qu’on a à faire dans cette
étreinte.
Tout ceci est
réglé par cette chose fondamentale – aussi vraie pour les animaux que pour les hommes – que dans cette espèce de réel si
mystérieux qu’on appelle la vie, ce fonctionnement imaginaire est absolument
essentiel. La capture, la prise par l’image est une chose radicale. Aucune vie
n’est pensable sans cette dimension.
Mais dans le
discours, c’est tout à fait autre chose, car le discours n’a de fonction que
parce qu’il se situe quelque part, dans un lieu tiers, où il s’affirme comme
vérité.
Il n’y a pas
moyen de faire un mensonge sans supposer cette dimension de la vérité, alors
qu’il n’y a dans la feinte pas trace de mensonge. C’est la prise même du corps
à corps.
La pensée de ce que représente le grand Autre par rapport à tout ce qui
peut être duel... et, bien sûr, il n’y a pas que des relations duelles :
je ne le prends que comme cas particulier, parce que c’est le plus simple. Si
nous en mettons trois, ça devient comme pour la gravitation, ça devient d’une
complication extrême que même sur le terrain de la gravitation on n’est pas
arrivé à résoudre.
Pour ce qu’il en
est de la prétendue communication, il n’y a rien qui semble dérouter plus que
ce qui paraît pourtant évident : qu’il est impossible de donner un schéma
correct de ce qu’on appelle communication et qui commence comme le b.a.ba de la
cybernétique, à savoir de limiter les choses à l’émetteur et au récepteur.
Il est évident
que, même à ce niveau même, quand les gens s’expriment, quand ils parlent de la
communication, il y a ce tiers élément qui est le code.
Alors d’où
vient-il ce code ? C’est là que commencent les difficultés.
Ce code n’est pas
sans valeur indicative pour ce que j’ai appelé le grand Autre. Seulement, il
est bien évident que, dans un domaine comme celui de la psychanalyse, on ne
peut s’en contenter, puisque précisément il s’y démontre qu’on opère avec un
code qui lui est tout à fait insaisissable. C’est structuré comme un langage,
ces choses qui sont d’abord les symptômes. Mais le code, dans cette chose qui
pourtant opère comme un langage, le code, nous somme incapables de mettre la
main dessus.
Nous somme
capables de mettre la main sur une structure qui se définit d’une façon telle
qu’elle détermine une certaine fonction de sujet qui a des propriétés, des
liaisons particulières avec le savoir, et met en question le savoir.
Il est clair que
c’est là que cette entrée en jeu de cette trame qui s’appelle l’inconscient
freudien. C’est là que l’on peut s’apercevoir de son rapport avec la chose la
moins connue qui soit, à savoir ce qu’on appelle la sexualité.
Qu’est ce que
démontre l’expérience analytique, sinon que nous sommes amenés par le texte
même à nous apercevoir que, dans la constitution de ce code – ce code si ambigu au regard du savoir – il y a une fonction qui a à faire avec
les relations sexuelles. Ça démontre que c’est une relation tout à fait
compliquée en ceci qu’elle a cette structure ternaire dont je viens de dire
qu’elle est essentielle au langage.
Là encore il faut
se méfier, car c’est une structure ternaire qu’on ne peut appeler ainsi que
parce qu’aucun de ces termes n’est au même niveau.
Il n’y a aucun
rapport entre l’émetteur et le récepteur supposé son semblable – supposé son
semblable dans l’imaginaire, mais pas au niveau symbolique, pour cette simple
raison que, contrairement à l’apparence, c’est de lui que part le message :
recevoir son propre message sous forme inversée.
Ce que j’ai
appelé le grand Autre – ce
lieu indispensable à penser même ce qui est de l’ordre du symbolique –, sa principale caractéristique, c’est
qu’il n’existe pas.
C’est bien pour
ça que j’ai écrit signifiant de grand A barré : Ⱥ. C’est un signifiant de la non-existence
du grand Autre comme tel. C’est un signifiant indispensable à ce que fonctionne
tout l’appareil.
Il est bien
certain qu’il ne faut jamais oublier que, puisque il n’y a pas de métalangage – en disant même quelque chose comme ça –, nous disons quelque chose qui doit forcément
y échapper de n’être pas maniable.
Ce n’est pas
parce que c’est articulé, que c’est articulable. Et c’est bien pour ça que je
ne l’articule pas, mais je l’écris.
C’est quelque
chose de différent, d’écrire ou d’articuler avec la voix.
Contrairement à
certains qui ont pris leur matériel dans ce que j’enseigne et qui sont en train
d’articuler d’une façon vraiment bêtifiante que le langage écrit est premier
par rapport au langage parlé... C’est absurde.
Il est bien
certain qu’il y a un langage parlé et langage écrit, et il suffit de distinguer
ceci que le langage écrit c’est très probablement pas du langage.
Cela ne veut pas dire que ça n’a pas une très grande influence sur le
langage. C’est même pour ça que ça a une grande influence sur le langage parlé.
C’est comme le reste de ce à quoi à affaire le langage. C’est autre chose.
L’importance du
Kanji, c’est justement que c’est comme une chose – ce qui ne veut pas dire que le langage
l’atteigne plus que tout autre chose. Le langage tourne autour.
Ce n’est pas
contradictoire avec ce que je dis qu’il n’y a pas de métalangage : S(Ⱥ).
Il faut
absolument écrire A et le barrer ensuite pour que ça fasse un signifiant : S(Ⱥ). Sans ce signifiant, tout ce qui est de
l’ordre de la communication est impensable – et en particulier, l’expérience
analytique.
Ce que montre
l’expérience analytique, c’est que le rapport sexuel n’est pas pensable sans
quelque chose de tiers qui n’est certes pas le grand Autre dans ce cas, mais
cette entité autour de laquelle tourne la fonction de castration, et que je
note là aussi uniquement d’une façon écrite par le grand Φ pour désigner la fonction tierce, dans le rapport sexuel, du phallus.
C’est là que nous en sommes, c’est dire que nous n’avons pas beaucoup
avancé, puisque c’est sur ce terme [ phallus ] que Freud achève ses écrits. Il n’y a aucune
chance que la psychanalyse aboutisse à quoi que ce soit, qu’elle avance dans sa
construction, qu’elle sorte de cette espèce de ressassage que constituent les
publications analytiques. On n’a qu’à faire l’expérience de lire simplement l’International Journal of Psychoanalysis
qui paraît en même temps à Londres et à New York, pour s’en rendre compte :
on raconte toujours la même chose et dans les mêmes termes qui ont plutôt pour
effet d’opacifier les choses.
Il n’y a aucune
chance de progresser si ce n’est dans cette voie qui est celle de serrer de
plus près ce qu’il en est de l’expérience, de voir de quoi est fait le matériel
qui est là opérant et dont l’analyse se trouve parfaitement dépendre.
Car il est
certain que l’analyste est impliqué dans toute analyse.
Et c’est pour
cela que les analystes sont si décidés à ce que les choses n’avancent pas,
parce que leur situation est déjà bien suffisamment désagréable dans la
situation actuelle pour qu’ils n’aient aucune envie de l’aggraver.
Quand il s’agit
de devenir le roc soi-même, ça pose bien d’autres problèmes, et c’est de ça
dont il s’agit pour l’analyste. Mais il ne veut à aucun prix devenir ce roc.
La grande ambiguïté est dans la relation duelle. Et s’il y a une chance que
nous avancions dans ce qu’il en est de notre relation avec notre semblable,
c’est bien la psychanalyse qui peut nous le montrer : c’est dans la mesure
où c’est beaucoup plus que notre semblable que nous avons en face de nous. C’est
notre prochain, c’est-à-dire ce que nous avons le plus au cœur de nous-mêmes.
On s’était aperçu de ça bien avant la psychanalyse, mais on l’a vu sur un
plan qui n’est pas celui qui nous intéresse, puisque c’est sur le plan
scientifique qu’il s’agit de le voir.
Ce qui ne veut pas dire que le savoir non-scientifique n’a pas été capable
d’atteindre des choses qui ont un rapport étroit avec la jouissance.
Dans la
psychanalyse, on peut viser ce qu’il en est de la jouissance, et c’est très
probablement en ça qu’elle a une fonction initiatrice.
La science qui
procède d’une mise hors de jeu, d’une mise hors de champ de la jouissance, peut
trouver dans la psychanalyse son nœud, son lien, son pédicule, son
articulation. C’est ça qui fait l’intérêt de la psychanalyse. C’est ce qui
permet que se fasse autour de la psychanalyse cette accumulation de nuages
qu’on appelle les sciences humaines.
Je veux bien que
la psychanalyse ait quelque chose à faire avec les sciences humaines à une
seule condition, c’est que les sciences humaines disparaissent, qu’on
s’aperçoive que la psychanalyse n’est là que le fil, le pic qui permet à cette
accumulation d’avoir un semblant d’existence, mais que, dès que quelque chose
fonctionne en son centre, il ne peut plus rien rester de ce qui s’appelle
actuellement sciences humaines.
Maintenant, il
faut que la psychanalyse survive. C’est un grave problème. Survivra-t-elle
quand je serai mort ?
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