L’Empire d’ego contre-attaque
– Remarques critiques sur l’intervention de Jacques-Alain Miller au Xe Congrès de l’Association Mondiale de Psychanalyse à Rio de Janeiro le 28 avril 2016
Luc S. OGASAWARA
L’intervention que Jacques-Alain Miller a faite au Xe Congrès de l’Association Mondiale de Psychanalyse à Rio de Janeiro le 28 avril 2016, est publiée dans le YouTube. On peut en avoir le document sonore dans mon Dropbox.
Ce n’est qu’un discours de trentaine de minutes, mais nous pouvons y remarquer en quoi consiste l’erreur fondamentale de Jacques-Alain Miller dans ses interprétations de l’enseignement de Lacan, laquelle lui fait dire qu’il y a une « césure » qui sépare « le dernier enseignement de Lacan » de celui qui le précède. Son erreur fondamentale concerne précisément ce qu’est l’inconscient comme tel au sens lacanien.
Dans son intervention à Rio de Janeiro, Jacques-Alain Miller cite une phrase de Lacan qui se trouve dans le texte de la quatrième page de la couverture des Écrits : « l’inconscient relève du logique pur, autrement dit du signifiant ». Et il rapporte ce « logique pur » immédiatement à la logique symbolique telle qu’elle s’est développée dans le domaine des mathémathiques. Cependant il néglige carrément le fait que Lacan a traduit lui-même l’article que Heidegger avait consacré au Λόγος d’Héraclite.
Selon Heidegger, l’Ἀλήθεια et le Λόγος sont la même chose, et le Λόγος est en lui-même, à la fois, un « dévoiler et cacher ». C’est-à-dire le Λόγος a la structure phénoménologique de la vérité de l’être :
Si on la formalise avec les mathèmes lacaniens, ce serait comme ceci :
Ce que Lacan appelle « le logique pur », c’est cette structure dégagée par Heidegger du Λόγος originaire et pré-métaphysique.
Si Lacan ajoute ces mots : « autrement dit du signifiant », ce signifiant n’est pas un signifiant quelconque au sens saussurien, mais précisément le signifiant S(Ⱥ), c’est-à-dire le signifiant du trou dans le lieu de l’Autre, autrement dit l’ordre du symbolique même que Lacan définit comme trou.
Quand Lacan formule que l’inconscient est structuré comme un langage, la structure dont il s’agit est cette structure fondamentale du Λόγος pur, laquelle Saussure retrouvera sous la forme empirique du « signifiant sur signifié ».
Dans la structure saussurienne de
où le S désigne un signifiant quelconque en tant que quelque chose de matériel et de consistant, le trou du S(Ⱥ) est désigné par la barre horizontale qui symbolise la coupure entre le signifiant et le signifié.
Cette structure se retouve dans la strucutre de l’aliénation que Lacan formule dans la Position de l’inconscient (Écrits, p.839) comme ceci : « Le sujet, le sujet cartésien, est le présupposé de l’inconscient (...). L’Autre est la dimension exigée de ce que la parole s’affirme en vérité. L’inconscient est entre eux leur coupure en acte ».
L’inconscient qui relève du logique pur, c’est la coupure ou le trou formalisés par le mathème du S(Ⱥ).
Et nous pouvons reconnaître dans cette structure de l’aliénation la structure triadique du noeud borroméen :
La structure triadique qui se compose de l’ordre du symbolique comme trou, de l’ordre de l’imaginaire comme consistance et de l’ordre du réel comme ex-sistence, est parfaitement constante dans l’ensemble de l’enseignement de Lacan. En ce sens, il n’y a aucun paradigm shift ni aucune discontinuité dans son long acheminement que nous suivons d’après lui ses Écrits et son Séminaire à la main.
En effet, Lacan dit lui-meme dans le texte de la quatrième page de la couverture des Écrits : « Il faut avoir lu ce recueil, et dans son long, pour y sentir que s’y poursuit un seul débat, toujours le même ».
« Toujours le même » – cela nous évoque cette définition du réel : le réel est ce qui revient toujours à la même place (cf. Séminaire XI, la séance du 5 février 1964). Il s’agit du réel du sujet dont Lacan dit : « l’ex-sistence (soit : la place excentrique) où il nous faut situer le sujet de l’inconscient » (Écrits, p.11).
Ce débat de Lacan, le seul et toujours le même, concerne l’être en tant que manque-à-être du sujet en question dans la psychanalyse. Et dans ce mot « débat », nous pouvons retrouver le terme heideggérien « Frage » (question) : die Frage nach dem Sinn von Sein (la question du sens de l’être) que Heidegger n’a pas cessée de se poser dans tout son acheminement de penser. Heidegger et Lacan, tous les deux, ils n’ont pas cessé de tourner autour du même trou que Heidegger appelle Lichtung [ clairière ] et que Lacan appelle l’ordre du symbolique.
Si Jacques-Alain Miller veut voir néanmoins une « césure » dans l’enseignement de Lacan, c’est à cause de ses confusions qui concernent de certains concepts lacaniens majeurs.
Par exemple, il considère qu’un signifiant qui appartient au lieu de l’Autre en tant que trésor du signifiant est quelque chose de symbolique, tandis qu’en fait, un tel signifiant est de l’ordre de l’imaginaire en tant que consistance. Le signifiant dans sa matérialité est quelque chose de consistant et donc d’imaginaire.
L’ordre du symbolique en tant que trou est la coupure entre le signifiant qui est de l’ordre de l’imaginaire et le signifié qui est de l’ordre du réel. Le trou de l’ordre du symbolique est formalisé par le mathème S(Ⱥ) que Lacan définit comme signifiant du manque dans l’Autre. Ce sigifiant S(Ⱥ) est l’autre signifiant par excellance par rapport aux signifiants qui appartiennent au lieu de l’Autre, puisque Lacan dit que le S(Ⱥ) est « le signifiant pour quoi tous les autres signifiants représentent le sujet » (Écrits, p.819). Et s’il dit tout de suite : « c’est dire que faute de ce signifiant [ S(Ⱥ) ], tous les autres ne représentent rien » (ibid.), c’est parce que le trou du S(Ⱥ) est bien l’ordre du symbolique même en tant que trou.
Le parlêtre est un nouveau nom de ce que Lacan appelle « être parlant » (Écrits, p.822). Ce dernier est le nom du sujet qui parle et qui « n’est sujet qu’en tant qu’il parle » (cf. ibid., p.634). Tout cela se réfère à la formule célèbre de Heidegger que Lacan cite à plusieurs reprises : le langage est la maison de l’être [ die Sprache ist das Haus des Seins ]. Le parlêtre est le sujet en tant que manque-à-être habitant la place du signifié de la structure du langage et supporté et porté par quelque chose de consistant qui se situe dans la place du signifiant de la même structure.
La pulsion est comptée par Lacan parmi les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse certes, mais ils ne sont fondamentaux qu’au sens freudien. Lacan les décompose et re-fonde sur des concepts plus fondamentaux tels que le sujet, l’objet a, la triade du symbolique, de l’imaginaire et du réel, etc.
Jacques-Alain Miller insiste sur un binarisme ou une dichotomie qui se trouverait dans l’enseignement de Lacan des années 1950 et 1960 entre l’inconscient structuré comme un lanagage et les pulsion satisfaites dans le corps jouissant, en citant ceci : « la désintrication (...) entre la technique de déchiffrage de l’inconscient et la théorie des instincts, voire des pulsions, va de soi » (Écrits, p.261). Mais en disant cela, qu’est-ce que Lacan écarte de la psychanalyse sinon la « mythologie de la maturation instinctuelle » (ibid., p.263) qui suppose le soi-disant stade génital et qu’il détruira par sa formule célèbre du « il n’y a pas de rapport sexuel » ?
Les instincts sont considérés là comme quelque chose de biologique. Si Lacan ajoute ces mots « voire des pulsions », il veut dire ceci : que même si on retraduit le terme freudien « Trieb » par le mot « pulsion », cela ne pourra pas dissimuler la nature biologique de « la théorie des instincts ».
Si on se rappelle cette phrase de Lacan dans son Discours de Rome : « le symbole se manifeste d’abord comme meurtre de la chose et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir » (Écrits, p.319), on peut s’apercevoir que depuis toujours, Lacan ne néglige pas du tout la problématique du Trieb freudien – et surtout celle de la pulsion non-biologique de la mort – qu’il reconsidère sous le terme de désir.
Ainsi, ce que Jacques-Alain Miller appelle « binarisme inconscient / pulsion » dans l’enseignement de Lacan des années 1950 et 1960 n’est qu’un artefact de son cru. Et donc il n’y a pas lieu de dire qu’il y ait une « césure » qui séparerait « le dernier enseignement de Lacan » de celui qui le précède, ni qu’il y ait une sorte d’Aufhebung de ce binarisme dans le concept du corps parlant.
Au sujet du corps, Lacan dit : « le lieu de l’Autre (...) est le corps » (Séminaire XIV, la séance du 26 avril 1967) ; « la jouissance de l’Ⱥutre, du corps de l’Ⱥutre qui Le – lui aussi avec un grand L – du corps de l’Ⱥutre qui Le symbolise » (Séminaire XX, la séance du 21 novembre 1972 – j’écris « Ⱥutre » selon les indications que Lacan nous donne dans les séances du 11 février 1975, du 16 décembre 1975 et du 13 avril 1976) ; « le corps n’est que ce reste que j’appelle l’objet a » (Séminaire XX, la séance du 21 novembre 1972) ; « un corps tel que celui dont vous vous supportez, c’est ce quelque chose qui pour vous n’a d’aspect que d’être ce qui résiste, ce qui consiste avant de se dissoudre » (Séminaire XXII, la séance du 18 février 1975).
Donc le corps est le petit a en tant que consistance, auquel se réduit le lieu de l’Autre. Et il ex-siste dans ce lieu de l’Autre la localité ex-sistente de l’Ⱥutre qui est cet impossible Autre-de-l’Autre.
Puisque le corps a symbolise l’Ⱥutre, nous pouvons avoir ce mathème-ci :
qui est aussi justifiable à partir de ces remarques de Lacan : « le désir chez l’homme (...) institue la dominance, à la place privilégiée de la jouissance, de l’objet a du fantasme qu’il substitue à l’Ⱥ » (Écrits, p.823) ; « l’objet a raye l’Autre » (Séminaire XXII, la séance du 21 janvier 1975).
L’expression de Lacan : « le corps parlant » veut dire ceci : que « dans l’inconscient (...), ça parle » (Écrits, p.437), c’est-à-dire que c’est l’Ⱥutre qui parle dans l’inconscient à travers ou avec le petit a, et donc que l’inconscient est le discours de l’Ⱥutre.
Quand Lacan dit : « le réel, c’est le mystère du corps parlant, c’est le mystère de l’inconscient » (Séminaire XX, la séance du 15 mai 1973), il met tout l’accent sur le mot « mystère » en tant qu’il se réfère à la « jouissance [ mystique ou féminine ] qu’on éprouve et dont on ne sait rien » (ibid., la séance du 20 février 1973), tandis que Jacques-Alain Miller le néglige carrément dans son intervention à Rio de Janeiro.
Si ce que Lacan appelle dans son Séminaire Encore la jouissance mystique ou féminine est un mystère et que le rèel soit ce mystère, c’est parce qu’elle n’est rien d’autre que la jouissance impossible de l’Ⱥutre (cf. Séminaire XXIII, la séance du 16 décembre 1975) – cet Ⱥutre dont Lacan dit : « c’est celui-là qu’on appelle généralement Dieu, mais dont l’analyse dévoile que c’est tout simplement
Pour autant que cet objet d’art qui s’intitule Finnegans Wake peut être considéré comme équivalent du phénomène de l’automatisme mental (cf. Séminaire XXIII, la séance du 17 février 1976), Lacan dit que cet objet « témoigne de la jouissance propre au symptôme » joycien – « jouissance opaque d’exclure le sens » (Autres écrits, p.570), c’est-à-dire jouissance réelle. Mais pourrait-on voir par là, chez Joyce, un modèle de ce que Jacques-Alain Miller appelle « l’inconscient de pure jouissance » ?
Même si Lacan dit dans sa Lituraterre que Joyce est « allé tout droit au mieux de ce qu’on peut attendre de la psychanalyse à sa fin » (Autres écrits, p.11), il ne s’agit pas d’atteindre à une jouissance réelle à la fin de l’analyse, puisque Lacan dit ceci : « Joyce n’est pas un Saint. Il joyce trop de l’S.K.beau pour ça », ce qui voudrait dire qu’il jouit trop de sa porpre oeuvre pour être un saint (ibid., p.566).
Il s’agit du saint, parce qu’au sujet du psychanalyste, Lacan dit qu’« on ne saurait mieux le situer objectivement que de ce qui dans le passé s’est appelé : être un saint » (Autres écrits, p.519).
Mais « à vrai dire il n’y a pas de Saint-en-soi, il n’y a que le désir d’en fignoler ce qu’on appelle la voie, voie canonique ». Pourtant « il n’y a pas de voie canonique pour la sainteté, (...) pas de voie qui spécifie les Saints, qui fasse des Saints une espèce (...). Il n’y a de Saint qu’à ne pas vouloir l’être, qu’à la sainteté y renoncer » (ibid., p.567).
C’est-à-dire il n’y a pas de prédicat qui formulerait ce qu’est un saint pour qu’on puisse avoir un ensemble consistant des saints. Mais d’être un saint se caractérise par ceci : de ne pas vouloir être un saint, de renoncer à la jouissance de la sainteté. D’être un saint, ce serait d’ex-sister pour porter et supporter avec son propre corps le désir de l’Ⱥutre.
Ce que Lacan dit ainsi du saint nous suggère bien ce que devrait être un psychanalyste. De toute façon, il ne s’agit pas du corps parlant qui jouit.
Si on veut fonder maintenant la pratique psychanalytique sur la supposition selon laquelle l’inconscient relève du corps parlant de pure jouissance, cela n’aboutira qu’au renforcement de la jouissance narcissique du moi que Lacan rebaptise pour Joyce ego.
Maintenant, sous les étendards du « dernier enseignement de Lacan » dogmatisé par Jacques-Alain Miller, l’empire d’ego contre-attaque la psychanalyse lacanienne où « si on forme des analystes, c’est pour qu’il y ait des sujets tels que chez eux le moi soit absent (...). Il n’y a jamais un sujet sans moi, un sujet pleinement réalisé, mais c’est bien ce qu’il faut viser à obtenir toujours du sujet en analyse » (Séminaire II, la séance du 25 mai 1955) – un sujet sans moi, c’est-à-dire un saint.
A Tokyo, le 22 mai 2016
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