Un rapport préliminaire
sur des erreurs qui se trouvent dans des transcriptions faites par
Jacques-Alain Miller du Séminaire XX Encore de Jacques Lacan.
Jacques-Alain Miller dit dans sa Notice ajoutée au Séminaire XVII de Lacan, que « le lecteur pourra participer à
l’établissement du texte en m’adressant, à l’adresse de l’éditeur, des observations,
voire des corrections, dont je tiendrai compte volontiers ».
Mais depuis le commencement de la publication
du Séminaire en 1973, malgré beaucoup
d’indications et de démonstrations faites de problèmes et d’erreurs que
comportent les textes qu’il a établis, Jacques-Alain Miller n’en fait aucune
correction ni amélioration.
Donc je présenterai ici à tous ceux qui
lisent Lacan, quelques observations d’erreurs qui se trouvent dans des textes millériens.
Il s’agit de la séance du 16 janvier 1973 du Séminaire XX Encore
publié en 1975, c’est-à-dire du vivant de Lacan.
Dans l’Avant-Propos
du Transfert dans tous ses errata
publié des Éditions E.P.E.L. en 1991, on dit : « La récente publication
aux éditions du Seuil du séminaire tenu par Jacques Lacan en 1960-1961 permet d'interroger
– pour la première fois de façon effective – la pertinence du mode
d'établissement élaboré par J.-A. Miller. (...) Les parutions précédentes de
six autres séminaires ne soulevaient pas le même problème. Pourquoi ? Les
lecteurs les mieux avertis ne pouvaient alors comparer le texte de J.-A. Miller
qu'avec des versions enregistrées souvent peu audibles, ou d'autres versions
dactylographiées n'offrant pas plus de garantie ; de même pour les privilégiés en
possession de la sténotypie du séminaire, où l'erreur fourmille en effet, là
aussi, tant du fait d'une transcription principalement basée sur le son, que des
aléas de la parole de Lacan. Cette seule comparaison était jugée, la plupart du
temps, plutôt à l'avantage de la transcription plus lisse faite par J.-A.
Miller, qui écarte un certain nombre d'erreurs manifestes souvent cocasses – à la
condition, il est vrai, d'un sérieux rabotage de l'énonciation. Mais tel
pouvait paraître alors le prix à payer pour passer d'un texte aux allures de
palimpseste à une publication prétendument plus lisible. »
Maintenant que la situation a changé grâce à
des efforts continuels précieux de quelques uns de nos collègues lacaniens,
nous pouvons remarquer plus facilement qu’auparavant des problèmes que
comportent les transcriptions millériennes.
1. « thètiser »
Tout récemment, pour faire des commentaires
sur le concept lacanien du temps à partir du
Temps logique et l’assertion de certitude anticipée dans un séminaire de
l’École lacanienne de Tokyo dont je suis le responsable, j’ai relu un passage
du Séminaire Encore où Lacan fait
lui-même un commentaire sur son écrit de 1945. Et quand j’ai trouvé dans le
texte millérien cette phrase : « la fonction de la hâte, c’est déjà ce
petit a qui la thètise » (p.47), je
me suis demandé tout naturellement ce que voudrait dire exactement ce verbe étrange
« thètiser ». Donc j’ai écouté l’enregistrement sonore de la séance du 16
janvier 1973 où Lacan aurait dû l’énoncer.
Et là, à ma grande surprise, Lacan
ne dit pas du tout que « la fonction de la hâte, c’est déjà ce petit a qui la thètise », mais ceci : «
la fonction de la hâte, c’est la fonction de ce petit a, petit a té ».
Je pense que dans ce « a té », on pourrait lire « hâter ».
Le conte logique de trois prisonniers que
Lacan nous présente dans Le temps logique
pourrait être une réponse-résolution qu’il donne au Huis clos de Sartre. Dans la pièce sartrienne, trois personnes se
trouvent dans une situation infernale sans issue, intriquées dans leur relations
imaginaires de regard a - a’. Par
contre, Lacan qui dit que « les impasses qui s’en révèlent sont par elle-même,
pour nous, un accès possible à l’être » (Encore,
p.48) nous indique la possibilité de salut par le moyen symbolique et
logique : « j’ai mis là en valeur le fait que quelque chose comme une
intersubjectivité peut aboutir à une issue salutaire » (ibid., p.47).
Pour se sauver, il faut se hâter : « je
me hâte de m’affirmer pour être un blanc, pour que ces blancs, par moi ainsi
considérés, ne me devancent pas à se reconnaître pour ce qu’ils sont » (Écrits, p.206).
Et qu’est-ce que la hâte, sinon un terme
allégorique qui désigne le désir inconscient ?
D’ailleurs, Lacan dit dans la Position de l’inconscient : «
L’attente de l’avènement de cet être dans son rapport avec ce que nous
désignions comme le désir de l’analyste (...), voilà le ressort vrai et dernier
de ce qui constitue le transfert » (Écrits,
p.844).
Donc il ne s’agit pas simplement de se hâter
ou d’attendre. Il faudrait se hâter et attendre : se hâter avec une attente
persévérente et attendre avec une tention hâtive. Et par cette persistance de
désir sera advenue la « genèse logique du je
» (Écrits, p.208), lequel je est le « sujet de l’assertion
conclusive » anticipée (ibid.).
Ainsi, toute la pensée de Lacan dans Le temps logique concerne la fin de
l’analyse et l’avènement événementiel de l’être (Ereignis heideggérien) au moment de la fin de l’analyse.
Si le terme « hâte » désigne le désir
inconscient, la phrase de Lacan : « la fonction de la hâte, c’est la
fonction de ce petit a, petit a té [ hâter ] » devrait être
équivalente à cette proposition sienne selon laquelle l’objet a est la cause matérielle du désir.
En effet, Lacan dit : « [ au niveau de ]
ce que supporte chacun des [ trois ] sujets (...) d’être, par rapport aux deux
autres, celui qui est l’enjeu de leur pensée, (...) chacun n’intervient dans ce
ternaire qu’au titre de cet objet a
qu’il est sous le regard des [ deux ] autres » (Encore, p.47). Et chacun des trois sujets, « au point du a, se réduit (...) à un Un plus a » (ibid.).
Cet Un, le Un parménidien, est la
vérité de l’être du sujet en tant qu’ex-sistence.
Nous pouvons écrire selon le mathème lacanien de représentation subjective agent / vérité :
a / Un
Et parce que l’être du sujet est le
manque à être du sujet qui est le désir inconscient, nous pouvons
écrire cette équivalence :
a / Un ≡ a / désir
Là, le mathème a / désir veut dire
que l’objet a est la cause matérielle
du désir.
Certes, par le verbe « thètiser » qu’il
semble dériver du nom « thèse », Jacques-Alain Miller voudrait dire que le
a en tant que signifiant constitue le
désir, comme Lacan dit que « la parole constitue le sujet en sa vérité » (Écrits, p.353).
Mais là, Lacan ne néologise pas du tout, mais
bien il équivoque en disant : « petit a
té [ hâter ] ». L’objet a hâte
l’assertion de la vérité du sujet, autrement dit, l’objet a presse le sujet dans la recherche de sa vérité. Et par cette
hâte, dans cette hâte, se constitue le sujet en tant que « sujet de l’assertion
conclusive » anticipée (Écrits,
p.208).
2. « l’être »
En écoutant l’enregistrement sonore de la
séance du 16 janvier 1973, j’ai remarqué deux autres transcriptions
problématiques de Jacques-Alain Miller.
Aux lignes 3 - 5 de la page 47 de l’Encore, on lit : « prendre le
langage comme ce qui fonctionne pour suppléer l’absence de la seule part du
réel qui ne puisse pas venir à se former de l’être,
à savoir le rapport sexuel » (souligné par le citeur).
Mais de quoi parle Lacan juste
avant ce passage-là, sinon de lettre ?
En se référant à la théorie des ensembles, Lacan dit que « les lettres font les
assemblages, les lettres sont (...) ces assemblages, elles sont prises comme
fonctionnant comme ces assemblages mêmes » (Encore,
p.46).
Donc tout naturellement on devrait entendre Lacan
dire que « l’absence de la seule part du réel qui ne puisse pas venir à se
former de lettres, à savoir le
rapport sexuel », ce qui est tout à fait conséquent avec la définition que
Lacan donne dans l’Encore même du
réel comme ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire.
3. « existence »
Enfin, aux lignes 9 - 11 à partir du bas de
la page 43 de l’Encore, on lit :
« Cet Un s’y trouve dans cet état qu’on peut appeler l’existence, car comment pourrait-il être support du ‹ prendre
connaissance › s’il n’était pas existant ?
» (souligné par le citeur).
Mais dans l’enregistrement sonore, à la place
de « existence » et « existant », on entend Lacan dire « ex-sistence » et «
ex-sistant ».
Dans ce passage, Lacan parle du monde en tant
que le tout, c’est-à-dire, dans la terminologie heideggérienne, das Seiende als solches im Ganzen,
l’étant comme tel dans sa totalité. Et par rapport à ce tout, des cosmologies
mythologiques supposent un Un qui puisse en prendre connaissance et le
maintenir, le faire subsister. La supposition d’un tel Un, Lacan l’appelle
d’ailleurs « l’hypothèse Dieu » (Encore,
p.44).
Donc il est tout à fait certain que
Lacan dit « ex-sistence » et « ex-sistant » au sujet d’un tel Un qui ex-siste
au tout, c’est-à-dire, qui subsiste hors du tout.
Conclusion
Du vivant de Lacan ont été parus les livres
I, II, XI et XX de son Séminaire.
Mais étant donné que même dans l’Encore
se trouvent des transcriptions problématiques, il est très probable que Lacan
n’a pas vérifié les textes établis par Jacques-Alain Miller avant leur
parutions.
Nous sommes bien sûr reconnaissant à
Jacques-Alain Miller de tous ses efforts d’étabilissment de texte du Séminaire de Lacan et de ses
enseignements faits sous le titre de l’Orientation
lacanienne. Sans lui nous serions restés tout à fait désorientés dans la
forêt dense de l’enseignement de Jacques Lacan.
Mais il est évident que Jacques-Alain Miller
n’est pas infaillible. Chaque lecteur de Lacan pourrait et devrait continuer
ses propres efforts d’établissement de texte du Séminaire de Lacan.
à Tokyo, le 19 novembre 2014
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