2022年2月22日

Les deux intuitions fondamentales de Lacan : le trou et le nœud


Les deux intuitions fondamentales de Lacan : le trou et le nœud







Si nous regardons l’enseignement de Lacan dans son ensemble sans y présupposer quelques scansions ou périodisations à la manière de Jacques-Alain Miller, nous pouvons nous apercevoir de ces deux intuitions relativement simples qui forment le point de départ et le soubassement de l’enseignement de Lacan : l’intuition du trou et celle du nœud.

La topologie du hiatus irrationalis et celle de la division entre le savoir et la vérité 
dans la structure de l'aliénation 

Qu’il y ait un trou fondamental, c’est une conception partagée par plusieurs penseurs contemporains. Par exemple, Fichte (1804-1805) l’appelle hiatus irrationalis [1], Hegel (1807) Trennung des Wissens und der Wahrheit [2], Nietzsche (1886) Abgrund [3] et Heidegger Ab-grund des Seyns (le fondement abyssal ou l’abîme fondamental de l’être) [4].

[1] Lacan empruntera ce terme hiatus irrationalis que Fichte utilise dans son cours sur l'épistémologie, pour intituler son poème de 1929.

[2] Lacan se servira de cette expression Trennung des Wissens und der Wahrheit qui se trouve dans la Vorrede de la Phenomenologie des Geistes, pour définir le sujet $ comme « division entre le savoir et la vérité » (Écrits, p.856).

[3] Cf. L’aphorisme 146 dans Jenseits von Gut und Böse : Wer mit Ungeheuern kämpft, mag zusehn, dass er nicht dabei zum Ungeheuer wird. Und wenn du lange in einen Abgrund blickst, blickt der Abgrund auch in dich hinein (Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Et quand ton regard pénètre longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi, pénètre en toi).

[4] Depuis 1946, surtout dans ses cahiers noirs, Heidegger barre le mot Sein ou Seyn (être) d’une croix (das durchgekreuzte Sein : l’être barré d’une croix) pour « détruire l’histoire de l’ontologie » (cf. Être et Temps), ce qui veut dire : détruire l’ontologie métaphysique.

Nous écrivons Sein à la place de das durchgekreuzte Sein pour la simplification technique.

Heidegger a voulu détruire l’être au sens métaphysique (τὸ ὄντως ὄν, τὸ ὂν ᾗ ὄν) pour découvrir et faire surgir le trou de l’être obturé par l’être dans toute l’histoire de la métaphysique depuis Platon jusqu’à Nietzsche.

Heidegger commence ses Anmerkungen IV (1947-1948) en disant : « Das Denken beginnt indessen, das Denken des Seyns zu seyn » (le penser commence en étant le penser de l’être). Donc nous pourrions maintenant dire que toute sa pensée est la pensée de l’être, laquelle je nomme « ontologie apophatique » d’après la théologie apophatique.

Bien sûr, ce terme « ontologie apophatique » n’appartient pas au vocabulaire de Lacan, mais je suppose qu’il a extrait de la pensée heideggérienne l’ontologie apophatique pour en faire le fondement pur de la psychanalyse.


Or, quand il se trouve un trou, on pense communément qu’il s’agit du trou de quelque chose qui était d’abord là, mais qui a été ensuite perdu, ou de quelque chose qui devrait être là, mais qui manque présentement pour une raison ou pour une autre. Alors on croit que le trou pourrait ou devrait être obturé par quelque chose qui serait équivalent à la chose perdue ou manquante. Par exemple, Nietzsche pense qu’il s’agit du trou de la perte des valeurs les plus hautes (Entwertung der höchsten Werte), c’est-à-dire du trou de nihilisme, et il aboutit à inventer la volonté de puissance (Wille zur Macht) qui pourrait l’obturer et vaincre ainsi le nihilisme.

Mais Heidegger nous suggère, par contre, que le trou est originel et irréductible, en se référant, par exemple, à Hölderlin qui dit dans sa Germanien (1801) ceci :

[...] wie der heiligen [ Erde ],

Die Mutter ist von allem, und den Abgrund trägt

Die Verborgene sonst genannt von Menschen,


[...] comme à la [ terre ] sacrée,

qui est la Mère de toute chose et porte l’abîme,

autrefois appelée par les hommes [ Déesse ] Cachée,


Cet abîme que porte la Terre-Mère, c’est cette localité d’où l’étant arrive à être et où l’étant rentre pour s’anéantir. Autrement dit, ce trou abyssal est à la fois archéologique et eschatologique : il était ouvert à l’origine, et même s’il semble être fermé ou dissimulé pour le moment, il doit advenir ouvert et dévoilé.

Ce trou que j’appellerai trou apophatico-ontologique, c’est cela que Freud a découvert au « noyau de notre être » (Kern unseres Wesens) sous le nom de « désir inconscient » (cf. L'interprétation du rêve, le chapitre VII).

Lacan le désigne du mathème du sujet barré $ qu’il a très probablement inventé à partir du Sein heideggérien.


Ce que Lacan appelle sujet de l’inconscient ou sujet de la psychanalyse, c’est ce sujet $ en tant que trou apophatico-ontologique, lequel est fondamental et irréductible, c’est-à-dire, même s’il est aliéné, c’est-à-dire obturé par quelque chose de métaphysique ou dissimulé par quelque chose de symptomatique, il veut toujours surgir ouvert en tant que trou.


Alors la psychanalyse pourrait se définir comme la phénoménologie pratique du trou du sujet $, dans laquelle elle le laisse surgir désaliéné comme un trou qui est ouvert comme il l’était au moment archéologique.

Ce processus psychanalytique coïncide avec ce que Heidegger nomme Geschichte des Seyns (Histoire de l’être).

Tout d’abord, dans la phase archéologique (ἐν ἀρχῇ) de l’Histoire de l’être, le trou du sujet $ était ouvert.

Et puis, au commencement de la phase métaphysique, le trou du sujet $ fut obturé par l’ἰδέα platonicienne en tant qu’ὄντως ὄν, et cette phase durant il restait bouché par quelque chose de métaphysiquement ontologique (surtout ce que Pascal appelle Dieu des philosophes et des savants).

Enfin, lors qu’à la fin de l’âge classique (vers la fin du XVIIIe siècle) l’obturation métaphysique a été détruite par le discours de la science et celui du capitalisme, nous sommes entrés dans la phase eschatologique de l’Histoire de l’être où nous sommes encore aujourd’hui.

Contre le trou du sujet $ qui veut surgir ouvert, il y a des résistances intenses qui consistent dans des tentatives de l’obturer de nouveau par quelque chose d’idéal ou de le dissimuler par quelque chose de symptomatique.

Mais, enfin, malgré toutes ces résistances-là, nous arrivera ce que Heidegger appelle Ereignis, c’est-à-dire cet événement ou avènement eschatologiques de l’ouverture du trou du sujet $ [5].

[5] C’est ce que Heidegger appelle Eschatologie des Seyns (eschatologie de l’être).


L’intuition d’un trou fondamental est ainsi partagée par plusieurs penseurs contemporains. Et Lacan l’a aussi partagée pour définir l’inconscient freudien du point de vue topologique comme un trou « indestructible » (unzerstörbar), c’est-à-dire impossible à obturer et impossible à dissimuler.


Ce qui est original chez Lacan, c’est le fait qu’il met en équivalence le trou du sujet
$ et le trou de manque phallique ( − φ ) – c’est-à-dire le trou du non-rapport sexuel –, ce qui est suggéré dans le schéma R (Écrits, p.553) où le sujet [6] et le phallus [7] sont situés, tous les deux, à l’angle en haut à gauche du rectangle.


[6] Dans le schéma R présenté dans le texte D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose (écrit pendant les vacances de fin d’année et du nouvel an 1957-1958), le sujet n’est pas encore barré. Lacan parle d’« un acte symbolique qui barre le sujet » dans la séance du 12 février 1958 de son Séminaire sur Les formations de l’inconscient, et le mathème $ nous est présenté pour la première fois dans la séance du 26 mars du même séminaire.

[7] Dans le schéma R, le phallus n’est pas encore négativé. Le mathème ( − φ ) nous est présenté pour la première fois dans la séance du 29 avril 1959 de son Séminaire sur Le désir et son interprétation.


Par cette intuition où il met en équivalence le trou apophatico-ontologique (Ab-grund des Seyns) $ et le trou phallique ( − φ ), Lacan va fonder la psychanalyse de façon pure, c’est-à-dire de façon non-empirique et non-métaphysique.

L’autre intuition fondamentale chez Lacan, celle du nœud, il me semble qu’il l’a eue chez Saussure, notamment dans ce schéma saussurien qu’il nous présente dans la séance du 6 juin 1956 de son Séminaire sur Les psychoses.


De ce schéma-là, Saussure dit dans son Cours de linguistique générale ceci :

La substance phonique n’est pas plus fixe ni plus rigide ; ce n’est pas un moule dont la pensée doive nécessairement épouser les formes, mais une matière plastique qui se divise à son tour en parties distinctes pour fournir les signifiants dont la pensée a besoin. Nous pouvons donc représenter le fait linguistique dans son ensemble, c’est-à-dire la langue, comme une série de subdivisions contiguës dessinées à la fois sur le plan indéfini des idées confuses et sur celui non moins indéterminé des sons ; c’est ce qu’on peut figurer très approximativement par ce schéma.

Le rôle caractéristique de la langue vis-à-vis de la pensée n’est pas de créer un moyen phonique matériel pour l’expression des idées, mais de servir d’intermédiaire entre la pensée et le son, dans des conditions telles que leur union aboutit nécessairement à des délimitations réciproques d’unités. La pensée, chaotique de sa nature, est forcée de se préciser en se décomposant. Il n’y a donc ni matérialisation des pensées, ni spiritualisation des sons, mais il s’agit de ce fait en quelque sorte mystérieux, que la « pensée-son » implique des divisions et que la langue élabore ses unités en se constituant entre deux masses amorphes.

Nous pouvons voir là la structure qui implique à la fois la division (la coupure, la béance) et le lien (le nouage), c’est-à-dire la division entre le son (la consistance) et la pensée (ex-sistente au son) et la langue (le symbolique) qui les lie et noue l’un à l’autre pour former la structure linguistique.


Et il me semble que c’est à partir de là que Lacan a eu la conception primitive de sa triade du symbolique, de l’imaginaire et du réel : qu’il y a la division entre le moi imaginaire et le sujet réel qui est ex-sistent à celui-là, que le moi imaginaire cache le sujet réel, et que c’est le langage (le symbolique) qui les lie et noue l’un à l’autre selon cette fonction du signifiant définie par Lacan comme ceci : un signifiant (le symbolique) représente le sujet (le réel) pour un autre signifiant (le moi imaginaire) [8].

[8] Il me semble que la formule lacanienne : « un signifiant S1 représente le sujet $ pour un autre signifiant S2 » est un décalque de la formule freudienne : « le surmoi représente le ça pour le moi » (cf. Le moi et le ça, le chapitre V).


Ses deux intuitions – celle du trou et celle du nœud –, Lacan les intègre dans la structure tétradique en séparant la topologie du trou et la fonction de nodalité : I (l’imaginaire : la consistance), S (le symbolique : le trou), R (le réel : l’ex-sistence, l’impossible, ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire) et Σ (le sinthome : la nodalité ou la nomination, le nécessaire, ce qui ne cesse pas de s’écrire).


Et ce développement de la structure triadique dans la structure tétradique est nécessaire pour Lacan, pour autant qu’il lui faut penser quelle serait l’ex-sistence du trou du sujet $ qui était caché à cause de l’archi-refoulement et qui doit surgir maintenant ouvert.


0 件のコメント:

コメントを投稿