2019年8月16日

Je ne suis pas un poète, mais un poème qui ne cesse pas de s'écrire

Dans une réunion de la Société psychanalytique de Paris (SPP). De gauche à droite : Georges Parcheminey (1888-1953), Sacha Nacht (1901-1977) et Jacques Lacan (1901-1981). La date de la scène est incertaine, mais en tout cas, c'est probablement après 1947 (puisque Nacht a l'air d'être président) et certainement avant le 16 juin 1953 où Daniel Lagache, Françoise Dolto et Jacques Lacan quittent la SPP. (la source : Bourgeron - Rue des Archives / Granger, NYC)


Je ne suis pas un poète, mais un poème qui ne cesse pas de s'écrire


Dans un groupe du Facebook auquel je participe, la question a été posée de savoir ce que serait le « Cht » énigmatique dans la Préface à l'édition anglaise du Séminaire XI que Lacan a écrite le 17 mai 1976 (Autres écrits, p.572) :


Quelle hiérarchie pourrait lui [ à l'analysant ] confirmer d’être analyste, lui en donner le tampon ? Ce qu’un Cht me disait, c’est que je l’étais, né. Je répudie ce certificat : je ne suis pas un poète, mais un poème. Et qui s’écrit, malgré qu’il ait l’air d’être sujet.

La réponse en a été donnée aussitôt : il s'agit du « cht » dans le nom de Sacha Nacht.

Comme on le sait, Sacha Nacht (1901-1977) était un collègue de Lacan dans la Société psychanalytique de Paris (SPP). Ils avaient été formés par le même analyste, Rudolf Loewenstein. Nacht était président de la SPP de 1947 à 1962, et vice-président de l'IPA de 1957 à 1969. Il est évident que la part de responsabilité de Nacht pour la décision prise par l'IPA de l' « excommunication » de Lacan était assez grande.

Donc ce « Cht » couvre un témoignage de Lacan de ceci : dans le contexte des questions de la formation et de la qualification du psychanalyste dans la SPP, Nacht a dit un jour à Lacan : « tu es un analyste-né ». Nous pourrions y lire la jalousie refoulée d'un homme médiocre contre le génie de son frère : « tu es un vrai analyste, tandis que je n'en suis qu'un faux-semblant ». 

Mais Lacan répudie ce certificat d'analyste-né que Nacht lui a reconnu, en disant : « je ne suis pas un poète, mais un poème qui s'écrit » — une petite modifications y serait admissible : à la place du « qui s'écrit » simple, il aurait pu dire : « qui ne cesse pas de s'écrire », c'est-à-dire « nécessaire ».

En tout cas, cette phrase écrite par Lacan en tant que psychanalyste : « je ne suis pas un poète, mais un poème », poétique elle-même, qu'est-ce qu'elle voudrait dire ?

Il est remarquable que même dans ce petit texte fait pour la préface à la traduction anglaise du Séminaire XI, Lacan ne cesse pas de s'interroger sur les problèmes de la formation et de la qualification de l'analyste. Et il nous donne cette formule étrange : « l'analyste ne s'hystorise que de lui-même » (Autres écrits, p.572), qui est évidemment une petite modification de la formule qu'il nous a donnée dans sa Proposition du 9 octobre 1967 : « le psychanalyste ne s'autorise que de lui-même » (ibid., p.243).

Dans ce néologisme « hystoriser », on peut lire les deux mots : « hystérie » et « histoire », superposés sur le « s'autoriser » . Alors, que voudraient-ils dire dans ce contexte de la qualification du psychanalyste à la fin de l'analyse ?

D'abord, le côté « histoire » de l' « hystorisation de l'analyse » (ibid., p.573) se rapporte à la passe en tant que témoignage de la vérité qui surgit au moment « eschatologique » (vide infra) de l'expérience analytique, mais qui, dès qu'on en dit quelque chose, ne se présente que dans la structure de fiction (ποίημα : poème), de sorte que dans la procédure de la passe, le passant ne peut faire que « témoigner au mieux de la vérité menteuse » (ibid.).

Et puis, le côté « hystérie ». L'hystérie nous renvoie au problème du désir : le désir insatisfait de l'hystérique. Par rapport à ce désir insatisfait, Lacan se demande tout au long de son Séminaire XI, à partir de la première séance jusqu'au dernier paragraphe de la dernière séance, quel est le désir de l'analyste. Notamment il pose cette question dans la première séance : « Que doit-il en être du désir de l'analyste pour qu'il opère d'une façon correcte [ dans l'expérience psychanalytique ] ? ». Et sa réponse finale dans le Séminaire XI est ceci : 

Le désir de l'analyste n'est pas un désir pur [ comme c'était le cas dans l'alchimie ]. C'est un désir d'obtenir la différence absolue, celle qui vient quand, confronté au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de se l'assujettir. Là seulement peut surgir la signification d'un amour sans limites parce qu'il est hors des limites de la loi, là seulement il peut vivre.

La citation est de la version de Staferla (je n'entrerai pas ici dans un commentaire sur des erreurs comprises dans le texte établi par Jacques-Alain Miller).

Même si le terme du « désir de l'analyste » ne se trouve pas dans la Préface à l'édition anglaise du Séminaire XILacan le met bien en question, puisqu'il pose là la question d' « une autre raison » qui pousserait l'analysant qui a terminé son l'analyse, à assumer la fonction de l'analyste, que la raison financière.

Ensuite, il mentionne « la satisfaction qui marque la fin de l'analyse », et puis « l'amour du prochain ».

Tous cela nous évoque la problématique de la sublimation du désir en tant que « l'amour est la sublimation du désir » et que « seul l'amour-sublimation permet à la jouissance de condescendre au désir » (la séance du 13 mars 1963 du Séminaire X). 

Nous pourrions dire ceci : le désir de l'analyste n'est pas un désir pur, mais le désir sublimé, libéré de la loi du surmoi qui nous assujettit au plus-de-jouir a par son impératif catégorique : « Jouis ! ». 

Le désir de l'analyste en tant que désir sublimé est aussi l'amour pour autant que l'amour est la sublimation du désir, et cet amour sublimatoire comporte une jouissance sublimatoire qui est distincte du plus-de-jouir a et de la jouissance phallique Φ. 


Ce qu'on appelle dans le christianisme « amour de Dieu » et « amour du prochain », est aussi un amour sublimatoire. Si Lacan pose l'équivalence entre l' « être un psychanalyste » et l' « être un saint » (cf. Autres écrits, p.519), c'est parce que ces deux positions existentielles peuvent être caractérisées toutes les deux par l'amour sublimatoire. 


Si on peut assumer la position d'être psychanalyste après la fin de l'analyse pour une raison autre que la raison financière, c'est parce que le désir de l'analyste en tant qu'amour du « prochain » — ce « prochain » pourrait ne pas être un prochain au sens ordinaire, mais un tout-venant — motiverait cet engagement.

Mais dans sa Préface à l'édition anglaise du Séminaire XI, Lacan précise la question en disant : « La question reste de ce qui peut pousser quiconque, surtout après une analyse, à s'hystoriser de lui-même » (Autres écrits, p.572). 

Est-ce que cela veut dire qu'on s'autorise à être hystérique après la fin de l'analyse ? Peut-être oui, puisque Lacan se dit être « un hystérique parfait, c'est-à-dire sans symptôme » (la séance du 14 décembre 1976 du Séminaire XXIV). On peut se souvenir aussi de « Socrate, parfait hystérique » (Autres écrits, p.569) et de « Hegel, le plus sublime des hystériques » (la séance du 17 décembre 1969 du Séminaire XVII).

Alors pourrait-on dire qu'on devient un « hystérique sublimé » après la fin de l'analyse ? Peut-être oui, si nous considérons que l'analyste est l'hystérique sublimé pour autant que le désir de l'analyste est ce qui surgit sublimé à la dernière étape du processus de la « dialectique du désir » qui part du discours de l'hystérique et qui aboutit au discours de l'analyste, comme cela est suggéré dans le schéma présenté à la fin de la Radiophonie (Autres écrits, p.447, où seulement il faut une correction : à la place de « régression du », on devrait lire « régression au » selon ce que dit Lacan à la page 436).



Dans sa Radiophonie, Lacan nous suggère que les quatre discours s'arrangent dans le processus de la dialectique du désir qui progresse par les quatre étapes :


la première : le discours de l'hystérique où le désir $ dans son immédiateté initiale est le désir insatisfait de l'hystérique ;
la deuxième : le discours du maître où le désir $ représenté par le signifiant maître S1 est le désir insatiable du maître ;
la troisième : le discours de l'université où le désir $ représenté par le plus-de-jouir a est le désir impossible de l'Homme ;
la quatrième : le discours de l'analyste où le désir $ dans sa « venue eschatologique » est le désir sublimé de l'analyste.

La direction contraire au progrès est bien sûr la régression : par exemple le mouvement du discours du maître au discours de l'hystérique est une régression, comme l'est le mouvement du discours de l'analyste au discours de l'université.

Évidemment cette dialectique lacanienne du désir a pour modèle la phénoménologie hégélienne de l'esprit. Seulement celle-ci est téléologique dans sa supposition de l'achèvement dans le savoir absolu, tandis que celle-là est eschatologique dans son exigence de l'ἀποκάλυψις (dévoilement) du trou du manque-à-être du sujet $ ; la phénoménologie de l'esprit arrête dans le discours de l'université à cause de la volonté d'absolutisation (ce que Nietzsche appelle volonté de puissance) du signifiant maître S1, tandis que la dialectique du désir va au-delà du discours de l'université en tant que structure de l'aliénation pour arriver au discours de l'analyste en tant que structure de la séparation.



La structure du discours de l'université est celle de l'aliénation où le trou de l'Ⱥutre-de-l'Autre (l'Ⱥutre qui n'existe pas ni n'ex-siste pas), est obturé par le signifiant maître S1 posé dans la place de la vérité (colorée de jaune) des quatre discours. C'est-à-dire la structure du discours de l'université est la structure topologique de la fermeture de l'inconscient. 

Le trou obturé par le signifiant maître S1 est bordé du plus-de-jouir a qui se répète indéfiniment (Wiederholungszwang : cf. Écrits, p.11), autrement dit, qui ne cesse pas de s'écrire (c'est-à-dire nécessaire). Le bord du trou où se situe la répétition du petit a, correspond à la place de l'autre (colorée de vert) des quatre discours. La place de l'autre est la place de ce qui ne cesse pas de s'écrire.

Le lieu-de-l'Autre qui porte le trou de l'Ⱥutre-de-l'Autre, correspond à la place de l'agent (colorée de bleu) où se situe le savoir S2.

Le manque-à-être du sujet $ (le sujet de l'inconscient) se situe dans la place de l'ex-sistence (cf. Écrits, p.11) qui correspond à la place de la production (colorée de rouge). Cette place de l'ex-sistence du sujet $ est la place de ce qui ne cesse pas de ne pas s'écrire (c'est-à-dire l'impossible).

Par contre, la structure du discours de l'analyste est celle de la séparation. Le signifiant maître S1 qui obturait le trou de l'Ⱥutre-de-l'Autre, est forclos dans la place de l'ex-sistence (colorée de rouge) où il est maintenant ce qui ne cesse pas de ne pas s'écrire (c'est-à-dire l'impossible). Le plus-de-jouir a qui représentait le sujet $ est séparé de lui et rejeté avec le savoir S2 comme déchets. 

Alors s'ouvre le trou de l'Ⱥutre-de-l'Autre bordé du sujet $ qui surgit maintenant dans la place de l'autre (colorée de vert). C'est-à-dire la structure du discours de l'analyste est la structure topologique de l'ouverture de l'inconscient.

Puisque le sujet $ fait le bord du trou de l'Ⱥutre-de-l'Autre, on peut dire aussi que c'est le trou du sujet $. C'est-à-dire on peut dire que dans la structure du discours de l'analyste le trou du sujet $ surgit dans son ouverture. 

Étant donné que la place de l'autre est la place de ce qui ne cesse pas de s'écrire et que le sujet $ se situe maintenant dans la place de l'autre, le trou du sujet $ ne cesse pas de s'écrire dans la structure du discours de l'analyste.

Cette structure $ / S1 où le trou du sujet $ qui ne cesse pas de s'écrire représente le signifiant maître S1 qui ne cesse pas de ne pas s'écrire, c'est la structure de la sublimation du désir à la fin de l'analyse, autrement dit, la structure du désir sublimé de l'analyste. La jouissance de sublimation est la jouissance du trou du sujet $ qui a rejeté le plus-de-jouir a et qui ne cesse pas de s'écrire comme trou.

Comme nous l'avons cité plus haut, Lacan dit dans le dernier paragraphe du Séminaire XI : 


Le désir de l'analyste (...) est un désir d'obtenir la différence absolue, celle qui vient quand, confronté au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de se l'assujettir. Là seulement peut surgir la signification d'un amour sans limites parce qu'il est hors des limites de la loi, là seulement il peut vivre.

Cet « amour sans limites » est l'amour en tant que sublimation du désir. Le désir de l'analyste en tant que désir sublimé est lui-même l'amour sublimatoire. Ce que Lacan appelle « différence absolue », est le trou de l'Ⱥutre-de-l'Autre qui advient en s'ouvrant au moment eschatologique de l'expérience analytique où le sujet $ se libère pour la première fois de l'assujettissement au signifiant primordial (c'est-à-dire l'idéal du moi) qui est le signifiant maître S1 à la place de la vérité dans le discours de l'université, par sa forclusion dans la place de l'impossible dans le discours de l'analyste, de sorte que c'est maintenant le sujet $ qui s'assujettit le S1 dans la structure de $ / S1. Si Lacan appelle le trou de l'Ⱥutre « différence absolue », c'est dans une référence au terme heideggérien de « différence ontologique » qui est la différence entre le lieu de l'étant (le lieu consistant de l'Autre) et la localité de l'être (la localité ex-sistente du manque-à-être du sujet $).

Si la structure $ / S1 caractérise aussi la position existentielle d'être un saint, c'est parce que le sujet $ y représente le Nom-de-Dieu S1 impossible qui ne cesse pas de ne pas s'écrire.

Dans l'expérience analytique se produit ce que Lacan appelle dans le Séminaire XI et la Position de l'inconscient « pulsation temporelle ». C'est une suite d'alternances de la fermeture (l'aliénation) et de l'ouverture (la séparation), c'est-à-dire des va-et-vient entre la structure du discours de l'université et celle du discours de l'analyste. Pour que cette pulsation temporelle cesse de se répéter et se stabilise dans la structure du discours de l'analyste, il faut le support du désir de l'analyste qui soutient l'analysant dans son expérience angoissante du trou ouvert de l'Ⱥutre-de-l'Autre.

Alors, qu'est-ce que veut dire la phrase de Lacan : « je ne suis pas un poète, mais un poème qui ne cesse pas de s'écrire » ?

Le « poète » désigne ici le Créateur qui est le signifiant maître S1 posé dans la place de la vérité dans la structure du discours de l'université. C'est le Dieu des philosophes et des savants, c'est-à-dire un idole métaphysique. Pour que la dialectique du désir progresse dans la structure du discours de l'analyste, il faut que le S1 soit forclos dans la place de ce qui ne cesse pas de ne pas s'écrire. Alors surgit dans son ouverture le trou du sujet $ qui ne cesse pas de s'écrire. C'est ce que Lacan appelle là « poème ». Cette création du poème du sujet $ qui surgit en se déplaçant de la place de l'impossible qui ne cesse pas de ne pas s'écrire dans la place du nécessaire qui ne cesse pas de s'écrire, est aussi bien une creatio ex nihilo que la résurrection d'entre les morts qui nous mène à la vie éternelle.

Luc S. Ogasawara

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L'ajout fait le 19 août 2024 :

Récemment j'ai rencontré tout à fait par hasard cette photo de Melanie Klein qui a été prise évidemment au même moment que la photo de Lacan que j'ai présentée à la tête de ce présent article. Par suite d'une petite recherche, je peux maintenant dire avec certitude que ces deux photos ont été prises l'après-midi du 26 septembre 1950 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, et ce dans la séance intitulée Evolution et tendences actuelles de la psychanalyse du premier Congrès mondial de psychiatrie. Le texte de l'intervention que Lacan a faite là se trouve dans ce recueil de ses petits textes.

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