2015年7月6日

Lacan analyse Alice au pays des merveilles.

En décembre 1966, sur l'ORTF, Jacques Lacan commentait le récit de Lewis Caroll, Alice au pays des merveilles, au prisme de la psychanalyse.

De toutes sortes de vérités Lewis Caroll par son oeuvre donne l’illustration, et même la preuve. De vérités qui sont certaines bien que non évidentes. On y discerne que sans user d’aucun trouble on peut produire le malaise, mais que de ce malaise il découle une joie singulière.
Je porte l’accent là-dessus d’abord, pour écarter la confusion qui menace si j’avance que c’est la psychanalyse qui peut rendre compte le mieux de l’effet de cette oeuvre. C’est qu’aussi bien ce n’est pas cette psychanalyse qui court les rues.
Seule la psychanalyse éclaire la portée d’objet absolu que peut prendre la petite fille. C’est parce qu’elle incarne une entité négative, qui porte un nom que je n’ai pas à prononcer ici, si je ne veux pas embarquer mes auditeurs dans les confusions ordinaires.
De la petite fille, Lewis Caroll s’est fait le servant, elle est l’objet qu’il dessine, elle est l’oreille qu’il veut atteindre, elle est celle à qui il s’adresse véritablement entre nous tous. Comment cette oeuvre nous atteint-elle tous après cela, c’est ce que ne conçoit bien qu’une théorie déterminée de ce qu’il faut appeler le sujet, celle que la psychanalyse permet.
Là-dessus, la curiosité s’enquiert de savoir comment Lewis Caroll en est-il venu là. La curiosité restera sur sa faim, car la biographie de cet homme que tint un scrupuleux journal ne nous en échappe pas moins. L’histoire, certes, est dominante dans le traitement psychanalytique de la vérité, mais ce n’est pas la seule dimension : la structure la domine. On fait de meilleures critiques littéraires là où on sait cela.
Faire de la critique ici serait l’action appropriée à l’éminence de l’oeuvre dont il faut rappeler qu’elle a conquis le monde. Fait auprès de quoi le pédagogue a bonne mine à chipoter si c’est bien là ce qu’il faut donner à lire à nos enfants. Il faut dire que le comble du ridicule là-dessus est représenté par un psychanalyste, pourtant averti disons son nom, Schilder [ Paul Schilder, Psychoanaltycal Remarks on Alice in Wonderland and Lewis Carroll, in The Journal of Nervous Diseases, LXXXVII, 1938 ] qui dénonce dans cette oeuvre l’incitation à l’agressivité et la pente offerte au refus de la réalité. On ne va pas plus loin dans le contresens sur les effets psychologiques de l’oeuvre d’art.
Donc, il faudrait interroger ce qu’on pourrait d’abord appeler le roman mythique, d’un terme vague qui irait prendre ses racines dans tous les sens, et bien loin. Il faudrait vite en revenir, avec ce repère précieux que justement le pays des merveilles, l’au-delà du miroir, le couple angoissant de Sylvie et Bruno échappés du pays d’ailleurs, ne sont ni des mythes ni du mythe, et que l’imaginaire est à en distinguer. Le texte ni l’intrigue ne font appel à aucune résonance de significations qu’on appelle profondes. On n’y évoque ni genèse ni tragédie ni destin. Alors, comment cette oeuvre a-t-elle tant de prise ? C’est bien là le secret, et qui touche au réseau le plus pur de notre condition d’être : le symbolique, l’imaginaire et le réel. Les trois registres par lesquels j’ai introduit un enseignement qui ne prétend pas innover, mais rétablir quelque rigueur dans l’expérience de la psychanalyse, les voilà jouant à l’état pur dans leur rapport le plus simple.
Des images, on fait pur jeu de combinaisons, mais quels effets de vertige alors, n’en obtient-on pas ? Des combinaisons, on dresse le plan de toutes sortes de dimensions virtuelles, mais ce sont celles qui livrent accès à la réalité en fin de compte la plus assurée, celle de l’impossible devenu tout à coup familier. On s’étendra à son aise sur le pouvoir du jeu de mots : là encore que de précisions à donner, et d’abord qu’on n’aille pas croire qu’il s’agisse d’une prétendue articulation enfantine, voire primitive. Je n’en donnerai pour preuve que d’en trouver le meilleur style dans la bouche du railleur qui bafoue une oie pédante lui parlant de « sylligisme », ce qu’elle gobe sans s’apercevoir qu’elle ira porter partout de ce mot son identité de pauvre « toquée », Silly. Méchanceté là-dedans, salubrité et parente du trait à relever que le jeu de mots dans Caroll est toujours sans équivoque.
Il en résulte un exercice sans pédantisme, qui en fin de compte me paraît préparer Alice Liddell, pour évoquer toute vivante lectrice par la première à avoir glissé dans ce coeur de la terre qui n’abrite nulle caverne pour y rencontrer des problèmes aussi précis que celui-ci : qu’on ne franchit jamais qu’une porte à sa taille, et prendre avec le lapin pressé bien la mesure de l’absolue altérité de la préoccupation du passant. Que cette Alice, dis-je, aura quelque exigence de rigueur. Pour tout dire, qu’elle ne sera pas toute prête à accepter qu’on lui annonce l’arithmétique en lui disant qu’on n’additionne pas des torchons avec des serviettes, des poires et des poireaux – borde bien faite pour boucher les enfants au plus simple maniement de tous les problèmes dont ensuite on va mettre leur intelligence à la question.
Ceci est transition puisque après tout je n’ai pas le temps, mais seulement de pousser des portes sans même entrer où elles ouvrent pour en venir à l'auteur lui-même en ce moment d’hommage, qu’on ne lui faire justice, à lui comme à aucun autre, si on ne part pas de l’idée que les prétendues discordances de la personnalité n’ont de portée qu’à y reconnaître la nécessité où elles vont.
Il y a bien, comme on nous le dit, Lewis Caroll, le rêveur, le poète, l’amoureux si l’on veut, et Lewis Caroll, le logicien, le professeur de mathématiques. Lewis Caroll est bien divisé, si cela vous chante, mais les deux sont nécessaires à la réalisation de l’oeuvre.
Le penchant de Lewis Caroll pour la petite fille impubère, ce n’est pas là son génie. Nous autres psychanalystes n’avons pas besoin de nos clients pour savoir où cela échoue à la fin dans un jardin public. Son enseignement de professeur n’a rien non plus qui casse les manivelles : en pleine époque de renaissance de la logique et d’inauguration de la forme mathématique [que] depuis elle [apprise] a prise, Lewis Caroll, quelques amusants que soient ses exercices, reste à la traîne d’Aristote. Mais c’est bien la conjuration des deux positions d’où jaillit cet objet merveilleux, indéchiffré encore, et pour toujours éblouissant : son oeuvre.
On sait le cas qu’en ont fait et en font toujours les surréalistes. Ce m’est l’occasion d’étendre mon exigence de méthode, n’en déplaise à aucun esprit partisan.
Lewis Caroll, et je le rappelle, était religieux, religieux de la foi la plus naïvement, étroitement paroissiale qui soit, dût ce terme auquel il faut que vous donniez sa couleur la plus crue vous inspirer de la répulsion. Il y a des lettres où il rompt quasiment avec un ami, un collègue honorable parce qu’il y a des sujets qu’il n’y a même pas lieu de soulever, ceux qui peuvent faire lever le doute, fussent en donner le semblant, sur la vérité radicale de l’existence de Dieu, de son bienfait pour l’homme, de l’enseignement qui en est le plus rationnellement transmis. Je dis que ceci a sa part dans l’unicité, de l’équilibre que réalise l’oeuvre. Cette sorte de bonheur auquel elle atteint, tient à cette gouache, l’adjonction de surcroît à nos deux Lewis Caroll, si vous l’entendez ainsi, de ce que nous appellerons du nom dont il est béni à [à l’oreille] l’orée d’une histoire, l’histoire encore en cours, un pauvre d’esprit.
Je voudrais dire ce qui m’apparaît la corrélation la plus efficace à situer Lewis Caroll : c’est l’épique de l’ère scientifique. Il n’est pas vain qu’Alice apparaisse en même temps que L’Origine des Espèces dont elle est, si l’on peut dire, l’opposition. Registre épique donc, qui sans doute s’exprime comme idylle dans l’idéologie. La corrélation des dessins dont Lewis Caroll était si soucieux, nous annonce les bandes, j’entends les bandes dessinées. Je vais vite pour dire qu’en fin de compte, la technique y assure la prévalence d’une dialectique matérialisée – que m’entendent au passage ceux qui le peuvent.
Illustration et preuve, ai-je dit, c’est ainsi, sans émotion, que j’aurai parlé de cette oeuvre, et il me semble en accord avec l’ordre authentique de son frémissement.
Pour un psychanalyste, elle est, cette oeuvre, un lieu élu à démontrer la véritable nature de la sublimation dans l’oeuvre d’art. Récupération d’un certain objet, ai-je dit, dans une autre note que j’ai fait récemment sur Marguerite Duras, dont j’aurai bien aimé l’entendre aussi parler sur l’oeuvre en romancière.
C’est toujours à la pratique que la théorie enfin a à passer la main.


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